Publié le 23/09/2020

Sophie BOISSEAU du ROCHER

Contrairement à ce que les médias occidentaux laissent penser, face à diverses sources de résistance, les récentes manifestations pro-démocratie en Thaïlande ont peu de chances de déboucher sur un changement en profondeur du régime en place.

Les médias occidentaux ont vite fait de lire les récentes manifestations démocratiques en Thaïlande comme le signal d’une rupture politique majeure dans le royaume. Dans des termes enthousiastes, ils décrivent « la volonté du peuple », « la ferveur des jeunes », « la colère populaire », laissant ainsi sous-entendre que le royaume se trouve à la veille de changements importants parce que nécessaires selon notre propre logique occidentale. Certes, la Thaïlande a besoin de réformes pour toute une série de raisons mais ce besoin urgent – objectif – signifie-t-il pour autant que le royaume soit à la veille d’un grand soir démocratique, et que le pouvoir est menacé ? On peut en douter. Au moins pour quatre raisons.

La colère des jeunes : un mouvement désorganisé

Les jeunes sont en colère et on peut comprendre le degré de frustration qui est le leur. Il s’agit de la génération née pendant la transition démocratique des années 1997-2000, une période où les changements étaient non seulement à portée de main mais aussi constitutionnels. Pourtant, ces jeunes n’étaient pas encore à l’école que les processus politiques étaient déjà captés par les intérêts d’individus dont les intentions à poursuivre l’évolution en cours étaient sérieusement mises en doute. Ce à quoi assistent ces jeunes depuis leur enfance, c’est à un spectacle de règlements de comptes entre intérêts acquis, qu’ils soient ceux de l’armée, des communautés d’affaires sino-thaïes ou des élites traditionnelles. L’argument utilisé pour justifier ces arrangements est toujours le même – « rétablir la démocratie » – sans que ce slogan ne se traduise jamais dans les actes. Il faudra attendre mars 2018 et la création d’Anakhot Mai, le parti du Nouvel avenir, par Thanathorn et Piyabutr, pour qu’un élément nouveau vienne troubler ces arrangements, créer un appel d’air et redonner espoir à une génération à qui on a appris à se taire, même si elle était témoin des pires excès. Le résultat ne s’est pas fait attendre : aux élections de mars 2019, le parti du Nouvel avenir recueillait 5,3 millions de voix, porté par sa promesse de renouveau politique. Son cœur de cible, la jeunesse urbaine thaïlandaise, avait largement répondu à l’appel. La dissolution de ce parti, en février 2020, pour avoir supposément enfreint la loi sur le financement des partis politiques, sonnait le coup d’envoi de la vague de manifestations à laquelle on assiste. Avec comme paroxysme, celle du 19 septembre.

Jusqu’où ces jeunes Thaïlandais sont-ils prêts à se battre ? Selon divers témoignages et analyses en Thaïlande même, la frustration légitime ressentie n’est pas un moteur suffisant pour nourrir substantiellement le mouvement. D’une part, parce que ces jeunes, dans les villes comme dans les campagnes, ont une connaissance superficielle des logiques et pratiques politiques. Ils rejettent tout en bloc un système – et le binôme armée/monarchie qui l’incarne depuis plusieurs décennies – mais au-delà du rejet, ils n’ont pas élaboré de propositions substantielles. Les réseaux sociaux les réunissent dans une même fébrilité (la Thaïlande est le second pays utilisateur de Facebook : avec quatre heures en moyenne par jour sur les réseaux sociaux, les Thaïlandais sont les champions du temps passé sur l’internet mobile), sans que les questions de fond ne soient clairement abordées. Il s’agit plutôt d’un encouragement à participer, voire d’un mot d’ordre impérieux, parce que la pression des pairs sur les réseaux sociaux est très forte ; du coup, tout le monde suit comme une vague qui enfle dans une mer déjà turbulente. Cependant, en réclamant un changement complet de système, les jeunes facilitent la tâche du gouvernement, qui usera une fois de plus habilement du besoin de stabilité et de la nécessité « d’un retour à la normale » (post-COVID-19) pour contrôler et fausser la pratique des règles.

La capacité de l’armée à régler la crise

Les forces armées n’ont pas non plus intérêt à concéder un terrain qu’elles ont cru perdu en 1997 et qu’elles ont mis plusieurs années (et plusieurs coups d’État) à récupérer. Le Premier ministre actuel, Prayuth Chan-o-cha, est lui-même un ancien général de l’armée royale, devenu chef d’État-major en 2008, puis commandant en chef en 2010. Il doit donc l’essentiel des grades décisifs de sa carrière à la junte militaire qui a opéré le coup d’État de 2006. Il révèle ses ambitions politiques en fomentant le coup d’État de 2014 après les graves tensions entre Chemises rouges et Chemises jaunes, et contribue ainsi à l’élimination des Shinawatra (après Thaksin entre 2000 et 2006, sa sœur Yingluck avait été élue en 2011) de la scène politique nationale. Progressivement, la junte accentue l’option autoritaire en passant notamment par la rédaction d’une nouvelle Constitution (rédigée en 2016, approuvée en 2017) qui assure aux Forces armées des positions clés dans les rouages et institutions publics, et avalise leur pratique de diriger par décrets et avec des pouvoirs discrétionnaires. Ce faisant, ils mettent à profit la santé déclinante du roi pour prendre la parole en son nom (et à leur avantage) : c’est toujours derrière l’argument de « protection de la monarchie » que les militaires se retranchent. C’est précisément cette détérioration par glissement de la situation politique (les emprisonnements arbitraires se multiplient, les débats publics sont muselés et les jeux parlementaires inexistants) et la captation de l’espace public que les jeunes dénoncent.

Travaillée par des luttes de factions souterraines nombreuses, l’Armée royale de Thaïlande pourrait trouver en elle-même les ressources (humaines mais aussi politiques) pour répondre à la crise en cours. Rien n’indique aujourd’hui que Prayuth Chan-o-cha dispose d’un soutien suffisant pour reprendre en main la situation et d’autres factions sont aux aguets. À ce stade, la qualité des relations entre le roi et les chefs militaires est à observer de près.

Les intérêts, sonnants et trébuchants, du roi

Le roi Vajiralongkorn ne devrait pas non plus se positionner en faveur de cette jeunesse qui ose réclamer une réforme de son statut, une première dans l’histoire politique du royaume (la révolution de 1932 ayant seulement été une révolution de palais). Dans l’histoire contemporaine de la Thaïlande, le roi a un rôle politique important qu’on peut mesurer à l’aune de sa capacité d’influence. Tous les Thaïlandais ont en mémoire cette photo célèbre du roi Bhumipol qui admoneste deux des protagonistes des révoltes de mai 1992 afin que le dialogue soit renoué « en faveur de la stabilité du royaume » (que d’aucuns avaient interprété comme « en faveur de la démocratie »). Si on ne peut remettre en cause le souci – et l’attachement – de l’ancien monarque au sort de son royaume, la situation se complique avec son fils et successeur, Rama X (Vajiralongkorn). Non seulement depuis son accession au trône en décembre 2016 le roi a renforcé son indépendance à l’égard de l’exécutif – après avoir unifié la chaîne de commandement de l’armée sous ses ordres, il a notamment regroupé la structure gérant ses actifs personnels avec ceux du CPB (Crown Property Bureau) pour échapper au contrôle du ministère des Finances –, mais il a aussi superbement ignoré son royaume, ne s’y rendant tous les deux mois que pour de courts séjours (de deux ou trois jours) afin de vivre, loin des regards de ses sujets, en Bavière  (bien que ses frasques personnelles soient relatées dans les journaux à grand tirage).

Dans les faits, le roi n’incarne plus physiquement son royaume (qu’il connaît finalement assez mal). Il se distancie en outre des règles d’exemplarité qu’il devrait suivre en tant que chef d’État et protecteur des Bouddhistes. Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que la jeunesse réclame la mise en application complète des mécanismes constitutionnels qui garantissent l’encadrement des pouvoirs et des devoirs de la monarchie depuis 1932 (l’année où la Thaïlande est passée d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle). Car si Rama X veut les pouvoirs, il ne s’encombre pas des devoirs. Si, jusqu’à présent, le roi n’a fait aucun commentaire sur les manifestations et les demandes qui s’expriment, il est toutefois fort probable qu’il s’assure d’une loyauté sans faille des généraux qui défendent ses intérêts.

L’ombre de la Chine

Dernier paramètre rarement évoqué : l’ombre de la Chine, devenue un allié clé pour le gouvernement de Prayuth. La Chine est non seulement devenue le premier partenaire commercial du royaume depuis 2012, mais elle se positionne au rang de premier investisseur depuis 2019. Elle est également un soutien politique de poids puisqu’elle a encouragé les tendances autoritaires du général Prayuth en même temps qu’elle sollicitait des rapprochements militaires auxquels Bangkok a finalement souscrit (d’abord par des achats d’armement, puis par des exercices communs et, récemment, par des demandes de points d’appui militaires). Pékin connaît trop la valeur stratégique du royaume pour ralentir le rythme de ses initiatives et a annoncé vouloir « consolider la solidarité et la coopération pour maintenir une dynamique de prospérité en développant le vaste potentiel des convergences – notamment entre les Routes de la Soie et le projet Thaïlande 4.0 et le couloir économique oriental » (15 juillet 2020). Que ces mots sonnent doux aux oreilles du Premier ministre, confronté à une sérieuse récession (la Banque centrale a annoncé une chute du PIB de 12 % en 2020), à une crise de confiance structurelle et à la démission groupée de la « dream team » autour du ministère de l’Économie (le ministre des Finances Uttama Savanayana, le ministre de l’Énergie, Sontirat Sontijirawong, le ministre de l’Enseignement supérieur, des Sciences et de la Recherche, Suvit Maesincee, ainsi que le vice-Premier ministre Somkid Jatusripitak). Quelle que soit la forme qu’elles prennent, « la solidarité et la coopération » de la Chine seront indispensables à Prayuth ; et peut-on un seul instant imaginer que Pékin « sous le ferme leadership de Xi Jinping » (selon les mots de Prayuth) conseillera de prendre en considération les demandes d’une jeunesse, même pacifique et conciliante ?

Armée, monarchie et Chine n’ont aucun intérêt à céder aux demandes qui s’expriment aujourd’hui dans une Thaïlande désarticulée et déboussolée. La jeunesse va se retrouver face à un mur invisible qui tient non par un dessein politique prometteur mais par des intérêts d’argent bien compris. Dans cette configuration, et même dotée d’intentions louables et respectables, la jeunesse va rencontrer de grosses difficultés à transformer ce nouvel essai.