Publié le 15/01/2021

Marc-Antoine EYL-MAZZEGA, interviewé par Laurent Lambrecht pour le journal La Libre Belgique

Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre Énergie & Climat de l’Ifri, nous éclaire sur les stratégies de transformation dans le Golfe.

La Libre : Pensez-vous que l’économie saoudienne peut devenir complètement indépendante du pétrole ?
 
Marc-Antoine Eyl-Mazzega : Tout d’abord, les dirigeants du pays sont persuadés que la dernière goutte de pétrole consommée dans le monde sera saoudienne. Ils sont convaincus qu’après 2040, ils continueront à vendre autant de pétrole qu’aujourd’hui. Il est vrai que l’industrie pétrolière saoudienne possède de sérieux atouts pour résister le plus longtemps possible à la baisse de la consommation mondiale d’or noir. Les coûts de production du pétrole saoudien sont parmi les plus bas du monde. En outre, l’extraction du pétrole saoudien émet relativement peu de CO2.
 
Pourquoi cette diversification économique est-elle si urgente si Riyad espère continuer à vendre autant de pétrole dans le futur ?

Il y a une grande inconnue concernant le prix du baril à long terme. On sait que Riyad a besoin d’un baril à 80 dollars pour équilibrer son budget. Comme ce prix est loin d’être garanti, il est nécessaire de diversifier l’économie du pays si les Saoudiens veulent maintenir leur train de vie actuel, car ils ne pourront pas continuer d’emprunter pour couvrir leurs dépenses.

L’Arabie saoudite est-elle bien partie pour réussir sa transformation ?

Le royaume wahhabite est en retard sur les Émirats arabes unis, qui ont commencé leur diversification économique il y a 15 ou 20 ans. L’Emirat de Dubaï, par exemple, ne produit quasiment plus de pétrole depuis 15 ans, ce qui l’a poussé très tôt à se diversifier. Ce sera compliqué pour l’Arabie saoudite de rattraper son retard. Les Émirats se sont développés en tant que centre financier, dans le tourisme. Ils ont des ambitions dans l’aéronautique, le traitement des déchets, l’énergie, la technologie en général. L’Émirat d’Abou Dabi a récemment mis en service la première centrale nucléaire du monde arabe. La société émiratie Masdar est en train de devenir un leader régional des technologies bas carbone. Ils remportent des appels d’offres à l’étranger pour la construction de fermes solaires.

Quels sont les atouts économiques de l’Arabie ?

Le pays s’est diversifié dans la pétrochimie, les engrais. Il a l’ambition de devenir un exportateur majeur d’engrais vers l’Afrique, ce qui lui permettrait d’exercer une influence là-bas. L’Arabie saoudite a deux autres grands objectifs économiques. Le premier est de développer le solaire et l’éolien chez eux et à l’étranger. L’entreprise saoudienne Acwa est très active dans ce domaine. Ensuite, grâce à leur potentiel solaire gigantesque, ils ont l’ambition de produire de l’hydrogène vert à un coût très compétitif. Via l’électrolyse de l’eau, l’électricité photovoltaïque permet de produire cet hydrogène vert. Il peut ensuite être exporté sous forme d’ammoniac, ou servir à produire de l’acier bas carbone, ce qui permettrait d’industrialiser le pays.

La région dispose-t-elle de suffisamment d’eau pour cela ?

Le risque de pénurie d’eau est une grande menace, en particulier pour l’Arabie saoudite. C’est aussi pour cela que Riyad envisage de développer une filière nucléaire. Cette électricité bas carbone produite par le nucléaire pourrait également alimenter d’énormes usines de dessalinisation de l’eau de mer, processus qui consomme beaucoup d’énergie.

Riyad veut investir 16,9 milliards d’euros dans l’intelligence artificielle d’ici 2030. Est-elle crédible dans l’IA ?

L’Arabie non, les Émirats davantage. On voit mal l’Arabie saoudite se développer de façon convaincante sur ce segment. L’un des enjeux sera de développer des filières d’éducation.

L’Arabie saoudite peut-elle réussir sa transformation, même si c’est moins rapidement que les Émirats arabes unis ?

Je crois qu’elle a tout pour réussir, sauf des institutions et un pouvoir politique qui inspirent confiance. C’est le talon d’Achille du royaume wahhabite. “MBS” n’inspire pas autant confiance que “MBZ” (NdlR : Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, l’homme fort des Émirats arabes unis). Or la réussite d’un tel pari économique requiert un environnement géopolitique stable, ainsi que la confiance des investisseurs étrangers et des touristes. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite consacre 10 % de son PIB aux dépenses militaires. Si la priorité, c’est l’armée, ce n’est pas la diversification et la décarbonation de l’économie. Il est impératif de créer les conditions de cette stabilité régionale. La décision de normaliser les relations avec le Qatar va donc dans le bon sens.

 

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