Publié le 12/06/2021

Laurence NARDON, tribune parue dans Le Monde

Alors que Joe Biden a entamé une semaine de rencontres en Europe, Laurence Nardon explique que les démocraties ont la responsabilité historique de faire front commun face aux régimes autoritaires qui « ne cachent plus leur mépris de l’état de droit ».

Tribune. Enchaînant les sommets du G7, puis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN] et de l’Union européenne [UE], émaillés de rendez-vous bilatéraux sans doute plus tendus avec Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, le président Joe Biden a entamé, le 10 juin, une semaine de rencontres de haut niveau en Europe.

Pour les Occidentaux, c’est l’occasion de renouer un lien transatlantique mis à mal par son prédécesseur et de réaffirmer l’importance de leurs valeurs communes. Il ne s’agira pas, pour une fois, d’un exercice de pure forme. A l’heure où un nombre croissant de régimes autoritaires ne cachent plus leur mépris des droits de l’homme et de l’Etat de droit, les démocraties ont une responsabilité historique à faire front commun pour rappeler leurs principes. Cela sera d’autant plus efficace que Biden excelle à s’exprimer avec sincérité sur ces questions, et que ses homologues en feront autant.

Des diplomates europhiles

Il est difficile de sous-estimer le soulagement qui a suivi, dans les pays d’Europe de l’Ouest, le départ mouvementé de Donald Trump en janvier. On a même parlé d’une « bidenmania » en France, sans doute suscitée par les annonces de plans de relance du président démocrate, qui montrent sa volonté de rompre avec quarante ans de reaganisme ultralibéral. La présence à ses côtés d’une équipe de diplomates chevronnés et europhiles renforce l’enthousiasme.

Il y aura bien sûr des points de tension à aborder, mais ils le seront de manière constructive et sans animosité inutile. Les disputes commerciales sur l’acier [1] [taxations sur l’acier importé] lancées sous Trump, par exemple, ne sont toujours pas réglées. On parlera aussi de rétablir la réciprocité dans les déplacements entre Etats-Unis et Europe à l’ère post-Covid. Alors que les Européens rouvrent leurs frontières aux touristes américains, les expatriés européens aux Etats-Unis (dont 160 000 Français) sont dans la quasi-impossibilité d’obtenir un visa de retour aux Etats-Unis s’ils quittent le territoire. L’affaire, sur laquelle Célia Belin, chercheuse à la Brookings Institution de Washington, a attiré l’attention [2], pourrait se régler à l’occasion des rencontres de la semaine.

Réforme fiscale internationale

Du point de vue européen, il est certain que le retour d’une administration américaine multilatéraliste a des avantages, ne serait-ce que par son dynamisme. Si les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques travaillent depuis plusieurs années à mettre en œuvre une importante réforme fiscale internationale, c’est avec l’arrivée des équipes Biden en janvier que les choses semblent se déclencher. Ainsi, lors du G7 finances de Londres des 4 et 5 juin, la secrétaire au Trésor américaine, Janet Yellen, a été une force de conviction, contribuant à faire adopter un accord inédit sur une imposition minimale des sociétés à 15 % [3], qui pourrait mettre fin au phénomène des paradis fiscaux. L’administration Biden a également fait des propositions très ambitieuses pour une taxation des grandes entreprises multinationales, y compris celles du numérique.

La puissance du « narratif » américain est indéniable et peut parfois être perçue comme injuste de ce côté-ci de l’Atlantique. Le cas s’est produit récemment à propos des vaccins contre le Covid-19. Selon des chiffres cités par le journal Les Echos, début juin, l’UE a exporté 360 millions de doses de vaccin quand les Etats-Unis n’en ont exporté que 10 millions. Or, lorsque Biden soutient la proposition de suspendre la propriété intellectuelle sur les brevets pour faciliter la fabrication et la distribution des vaccins dans les pays pauvres, les Européens, réticents, passent pour des égoïstes, tandis que de nombreux médias américains glosent sur un « fiasco vaccinal » de l’Union européenne. La communication de l’UE n’a jamais été son fort, tandis que le « soft power » américain est sans égal…

Rivalité entre la Chine et les Etats-Unis

Du point de vue de l’administration Biden maintenant, le lien avec l’Europe tient tout autant aux valeurs démocratiques héritées du siècle des Lumières. Au lendemain de l’assaut sur le Capitole, le 6 janvier dernier, et alors que 56 % des électeurs républicains continuent à croire que Biden a été élu frauduleusement, le rappel de ces valeurs est extrêmement important pour ce dernier. Mais de manière plus pragmatique, le lien transatlantique doit aussi s’inscrire dans la vision du monde que mettent en place les stratèges américains pour les prochaines décennies. Cette vision se structure autour de la rivalité géopolitique, idéologique et technologique entre les Etats-Unis et la Chine.

  • Pour Washington, la puissance normative de l’Europe pourra contribuer à exiger plus de respect des règles d’équité dans les échanges commerciaux avec la Chine

Or, l’Europe, qui a tant de difficultés à décider d’actions extérieures communes, sans même parler de défense commune, voire d’« autonomie stratégique », apparaît comme éloignée du théâtre asiatique. Certaines capitales européennes, comme Berlin, entretiennent des liens commerciaux particulièrement puissants avec Pékin. Que peut apporter l’Europe à Washington dans ces conditions ? Outre les questions fiscales, l’UE réfléchit déjà à la réforme des règles du commerce international, notamment dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce.

Pour Washington, la puissance normative de l’Europe pourra tout d’abord contribuer à exiger plus de respect des règles d’équité dans les échanges commerciaux avec l’empire du Milieu. Avec une population de 450 millions de consommateurs potentiels, l’UE peut aussi avoir un impact dans la guerre technologique que se livrent les deux superpuissances. On a vu que les menaces de Trump contre la firme chinoise Huawei ont poussé la majorité des pays européens à faire désormais appel aux firmes européennes Ericsson et Nokia pour leurs besoins en infrastructures 5G.

Et si la relation sino-américaine dégénérait jusqu’à l’affrontement militaire, comme le prévoit l’auteur américain Graham Allison dans Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? [Odile Jacob, 2019] – autour de la question de Taïwan par exemple –, l’Europe serait-elle aux côtés des Etats-Unis ?

Pour la première fois, en mai dernier, la France a pris part à des manœuvres navales en mer de Chine orientale aux côtés des Etats-Unis, du Japon et de l’Australie. La portée symbolique de cette participation est forte et sera rappelée au sommet de l’OTAN du 14 juin à Bruxelles. Néanmoins, il est bon de signaler que le dernier rapport prospectif de la CIA, « Global Trends 2040 », paru en mars, n’évoque pas ouvertement, pour sa part, l’éventualité d’un tel conflit.

 

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Laurence Nardon, responsable du programme Amérique du Nord de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

 

>> Lire l'article sur le site du Monde [4]