26
jan
2018
Espace Média L'Ifri dans les médias
Dorothée SCHMID, interviewée par Ronan Tésorière pour Le Parisien

Offensive turque à Afrine : « Erdogan a besoin de cette guerre pour sa politique intérieure »

L’offensive turque à Afrine (Syrie) pourrait embraser une zone où se mêlent les intérêts de plusieurs pays. Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations Internationales (IFRI), analyse pour Le Parisien les enjeux de cette offensive qui inquiète la communauté internationale.

Pourquoi la Turquie intervient dans cette zone d’Afrine en Syrie ?

Elle intervient parce qu’elle veut mater les Kurdes syriens qui ont pris possession des trois-quarts de la frontière entre la Turquie et la Syrie au nord du pays. Ils en ont profité pour construire un embryon politique et ont développé une armée très efficace. Afrine, c’est une des zones sécurisées par les Kurdes, un « canton » de cet embryon d’Etat. Les Turcs veulent empêcher la réunification avec les territoires kurdes plus à l’est.

Les Kurdes ont participé à la lutte contre Daech, reprenant par exemple Raqqa mais lorsque les Américains ont annoncé leur intention de créer une force de stabilisation à la frontière turque et vouloir la confier aux Kurdes, ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour les Turcs.

Est-ce que la bataille d’Afrine va encore davantage brouiller ce conflit ?

Si on revient au début du conflit syrien, on a quatre protagonistes : l’armée de Bachar al-Assad, les rebelles de l’Armée Syrienne Libre (ASL) dont certains sont des combattants djihadistes, d’autres combattants djihadistes qui sont devenus Daech, puis les Kurdes. Entre ces quatre, les oppositions évoluent. Ils cherchent tous à stabiliser leurs positions, et à un moment à privilégier une cible plutôt qu’une autre. A cela, s’empile un jeu d’alliances extérieures qui ajoute à la complexité : les Russes, les Iraniens, les Américains, les Français et les Turcs sont tous présents dans ce conflit. Toutes ces grandes puissances règlent leurs comptes à travers les combattants sur le terrain.

Concrètement, que change l’assaut sur Afrine ?

C’est un nouvel épisode de guerre alors que Bachar al-Assad a repris une offensive assez efficace et Daech est quasiment vaincu. Les Russes étaient dans une optique de désescalade. Ce nouveau foyer de conflit va fixer des tas d’autres tensions. Les dirigeants de Daech ont déjà fait des annonces pour dire qu’ils étaient présents dans ces nouvelles de zones de combat à l’ouest. Les Turcs se battent d’ailleurs aussi avec des gens de la mouvance d’Al-Qaïda…

Cette alliance controversée avec des groupes djihadistes ne risque-t-elle pas d’être contre-productive dans le conflit avec les Kurdes ?

Au début de la crise syrienne, le premier ennemi des Turcs c’était Bachar. Ils ont travaillé avec des groupes radicaux depuis le début. Après l’intervention russe, les Iraniens et les Turcs ont été conviés à la table des négociations pour devenir des « parrains du processus de paix». Les Russes ont demandé aux Turcs, à Astana (Kazakhstan) et maintenant Sotchi (Russie), de s’occuper des djihadistes notamment du côté de la poche d’Idlib. Les Turcs avaient pour mission de contrôler ces djihadistes. Aujourd’hui il y a un retournement tactique pour combattre les Kurdes ! En réalité, le PYD syrien et le PKK (partis kurdes) sont toujours restés en tête de l’agenda d’Erdogan. On ne sait pas vraiment quels sont les objectifs réels des Turcs. Est-ce que cette incursion en Syrie, est réellement bien maîtrisée ? Rien n’est moins sûr.

Quel est le risque d’escalade ?

La zone accueillait des observateurs russes qui se sont mis à l’abri. Les Turcs ont clairement signifié leur intention de pousser jusqu'à Minjeb (plus à l’est) où se trouvent les Américains, auprès des Kurdes. Des incidents militaires sont donc possibles, y compris avec l’armée de Bachar al-Assad.

C’est la deuxième fois que la Turquie rentre en Syrie. La première fois c’était entre le 24 août 2016 et le 29 mars 2017, l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Cela n’avait pas été un franc succès… C’est l’occasion d’observer si les Turcs sont capables de se battre plus efficacement.

Erdogan a besoin de cette guerre pour des raisons de politique intérieure. En octobre dernier, je me suis rendue en Turquie, et cette guerre était déjà sur toutes les lèvres.

Est-ce un affrontement russo-américain qui se joue à Afrine ?

Les Russes ont été les premiers à condamner la décision américaine sur la force de stabilisation. Vladimir Poutine a relativement bien réussi sa séquence en Syrie. Les Américains ont rempli leur objectif en se débarrassant de Daech. Mais quid de la Syrie de demain ? Qui donnera le tempo ? Mystère. Russes et Américains ne sont pas d’accord. Ce désaccord se joue sur fond d’une administration Trump déboussolée. Il y a de nombreux messages contradictoires entre le département d’Etat, le Pentagone et le président. La politique américaine n’est pas lisible. C’est extrêmement rare dans l’histoire et ce n’est pas très rassurant.

Quels rôles la France et l’Europe peuvent-ils jouer ?

La France était jusque-là considérée comme un pays ami par la Turquie, au moins jusqu’au voyage récent d’Erdogan à Paris. Mais l’intrusion turque complique sérieusement nos relations avec les Kurdes. Surtout dans le contexte du retour des djihadistes français prisonniers en Syrie. Mais la France a en réalité peu de possibilités pour peser sur le jeu diplomatique en Syrie.

L’importation du conflit turco-kurde en Allemagne est en revanche un vrai danger. Mais contrairement à nous, ils ont plus de leviers économiques sur la Turquie. Cependant, la relation bilatérale reste très tendue. C’est une guerre extrêmement risquée pour la Turquie, pour la Syrie et le monde entier.

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