Publié le 23/04/2019

Gabriella TANVÉ

Dans le contexte sénégalais, gouverner la capitale garantit une notoriété et peut s’avérer être un marchepied vers une carrière nationale. Avoir de l’influence localement peut par conséquent représenter une menace pour le pouvoir central. 

Karim Wade, fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, s’était notamment présenté aux élections municipales de 2009, remportées par Khalifa Sall. Celui-ci, maire de Dakar de 2009 à 2017, reste une figure très populaire dans la capitale malgré son emprisonnement pour détournement de fonds[1]. Ainsi, au-delà des procès dans lesquels sont impliqués Khalifa Sall et Karim Wade, il est pertinent d’observer les enjeux nationaux de la gouvernance dakaroise pour s'interroger sur les moyens par lesquels l’État central intervient dans la capitale afin de réduire l’influence des pouvoirs locaux. Ce texte étudie l’imbrication conflictuelle des échelles de gouvernance dans la capitale à travers une étude du cas de la gestion de la vente de rue. Les tensions entre l’État central et la municipalité attestent d’une lutte politique menée sur trois champs différents : l’aménagement des marchés, la surveillance de l’espace public, et la réforme de décentralisation de 2013.

La vente de rue : entre illégalité et aubaine politique

La vente de rue est largement répandue à Dakar, cœur économique du Sénégal, tout en étant interdite par la loi. Dans un pays où le marché du travail peine à absorber ses nouveaux arrivants chaque année, elle représente une réserve d’emploi considérable, bien qu’essentiellement informelle[2]. Sa gestion par les pouvoirs publics fait l’objet d’une tension permanente. La municipalité et l’État central tirent en effet une grande partie de leurs revenus des taxes qu’ils récoltent sur la vente de rue malgré son interdiction. Ces taxes, dont les sommes varient selon la taille des tables et des cantines des vendeurs, rendent l’activité tolérée. Dans le même temps, en termes de gestion urbaine, la vente de rue soulève des problématiques d’encombrement des voies publiques et véhicule une image négative de la ville selon la vision hygiéniste de ses dirigeants[3]. Les vendeurs sont par conséquent ponctuellement visés par des opérations de déguerpissement visant à « libérer » l’espace public de leur emprise. Ils souffrent également d’un harcèlement quasi quotidien des forces de police qui peuvent leur ôter leur matériel de vente et distribuer des amendes. Si la protection confrérique permet parfois à certains vendeurs d’échapper à ces interventions, elle n’est pas suffisante ni universelle. Dès lors, des associations de vendeurs se mobilisent pour défendre leur droit à utiliser l’espace public comme un espace de vente. Mais dans ce paysage politique informel et conflictuel, ils peinent à identifier lequel des services municipaux (des Halles et des Marchés) ou des organes de l’État (agences d’appui aux vendeurs) devrait être leur interlocuteur principal. Cette tâche est d’autant plus trouble que les entités elles-mêmes se disputent les compétences de gestion de l’espace public et des marchés dans la capitale.

La municipalité contre l’État central : gestion conflictuelle de la vente de rue dans un contexte de « cohabitation »

La situation des vendeurs de rue, entre répression et tolérance, ainsi que l’absence de coordination entre les services de la municipalité ou ceux de l’État central, les soumet à un exercice arbitraire du pouvoir. Les déguerpissements sont par exemple le plus souvent ordonnés par les représentants de l’État mais peuvent aussi être menés par la municipalité. Sur les espaces de vente, les taxes sont aussi collectées par les deux entités à la fois, même si d’après la loi de décentralisation de 1996 seule la commune en a la charge. Il s’avère que la position du président vis-à-vis de la vente de rue détermine le plus souvent son degré de tolérance dans la capitale.

Ainsi, le début des années 2000 est marqué par une période de calme pour les vendeurs car ils avaient largement contribué à l’élection du président Abdoulaye Wade. Cette période prend néanmoins fin en 2007 lorsque le gouverneur de la région de Dakar, à la demande du président, ordonne la décongestion des rues du quartier Sandaga. Ils se heurtent alors à l’opposition des vendeurs de rue qui, après de violentes émeutes, obtiennent le droit de rester sur place. Une table ronde est ensuite organisée par le ministère du Commerce et permet la création d’une commission nationale destinée à résoudre les problèmes d’encombrement des voies publiques (la CONAJEM – Commission nationale d’appui aux jeunes marchands[4]). Ces échanges ont poussé de nombreux vendeurs de rue à considérer le président et les institutions centrales (ministère du Commerce ou du Travail) comme leurs principaux interlocuteurs malgré la décentralisation.

La prépondérance du pouvoir national sur le municipal au niveau de la gestion de l’espace public est cependant remise en cause en 2009 après l’élection d’un maire de l’opposition, Khalifa Sall. Son arrivée transforme la gouvernance de la capitale car pour la première fois, l’État et sa capitale ne sont pas gouvernés par le même parti. Une étude de cette « cohabitation » permet d’éclairer les enjeux nationaux de la gouvernance dakaroise. Pendant cette période, les vendeurs de rue se retrouvent au cœur des tensions entre la municipalité et l’État central. Cela est non seulement dû à leur poids électoral et financier (par les taxes qui leur sont prélevées), mais aussi à leur omniprésence dans la capitale. Intervenir sur une activité informelle aussi visible que la vente de rue permet aux dirigeants de signifier leur autorité dans l’espace public et leur capacité à le gouverner.

Ainsi, sitôt élu, Khalifa Sall inscrit la problématique de la vente de rue comme une priorité dans son agenda de réformes. Il rachète d’anciens locaux de bureaux afin de les reconvertir en marché couvert sur la zone Félix Éboué, proche du marché central de Sandaga[5]. Son objectif est de relocaliser 50 000 vendeurs de rue à travers une série de concertations. Cette intervention suscite de nombreuses critiques des associations de vendeurs de rue qui n’adhèrent pas au projet de marché, en partie parce qu’il est difficile d’accès pour les clients. L’intervention du maire est d’autant plus délicate que le président Wade entreprend en parallèle son propre projet de marché sur l’îlot Petersen. Ce projet s’inscrit dans la politique de grands travaux du président Wade, qui à l’instar de Khalifa Sall, a pour ambition de changer le visage de la ville pour en faire une vitrine de sa politique.

Conflit sur la construction de marchés et confusion des vendeurs de rue

Le projet de marché Petersen est officialisé en 2011 par un décret qui, par là même, reforme la CONAJEM en « Agence pour la sédentarisation des marchands ambulants » (ASMA) afin de renforcer l’accompagnement des vendeurs informels vers des espaces de vente ciblés par ses dirigeants. L’ASMA se veut ainsi plus opérationnelle que la CONAJEM – même si leurs moyens sont identiques. Ce moment cristallise l’opposition entre l’État central et la municipalité sur la gestion des espaces de vente dans la capitale. En effet, les deux marchés seraient situés à seulement 500 mètres l’un de l’autre. De plus, bien qu’elle soit présentée comme une agence nationale, l’ASMA vise principalement les marchés dakarois. Elle permet donc à l’État central de réclamer le rôle d’interlocuteur des vendeurs de rue que lui avait ôté la municipalité avec le projet Félix Éboué.

La multiplication des acteurs institutionnels auprès des vendeurs de rue a des conséquences négatives pour leurs associations qui ne savent plus lequel des services des marchés de la municipalité ou de l’État central devrait être leur interlocuteur principal. Certaines associations réussissent toutefois à instrumentaliser ces oppositions afin de rester sur leur site de vente habituel lors des déguerpissements en négociant à la fois avec la mairie ou avec des instances de l’État central (préfets, ASMA, représentants des ministères du Travail ou du Commerce). Mais ces négociations ne sont fructueuses qu’à court terme, ou au cas par cas, car elles ne formalisent aucune décision et empêchent l’identification d’un interlocuteur durable. Cette situation accentue les difficultés politique et économique des vendeurs de rue. Enfin, aucun des projets de marché ne leur est avantageux : Félix Éboué en raison de son isolement et Petersen parce qu’il est abandonné par l’État central après la défaite du président Wade qui l’avait initié.

Surenchère sur la maîtrise de l’ordre public

L’élection de Macky Sall à la présidence en 2012 étend l’opposition entre la municipalité et l’État central de la gestion des marchés à celle du contrôle de l’espace public. Khalifa Sall, crée en effet sa propre police, le corps de volontaires municipaux. Il justifie sa création par la nécessité de compenser la réduction des effectifs de la police nationale. Il s’agit surtout de montrer que la municipalité régit l’ordre public. Légalement, seul l’État central a la capacité de former les agents de police mais la mairie contourne cette règle en entraînant des volontaires.

Les volontaires sont principalement de jeunes hommes, embauchés à un salaire minimum. Vêtus d’un uniforme, ils surveillent un périmètre qui leur est attribué par la municipalité. Si un vendeur de rue y dépose ses biens, ils sont sommés de les confisquer et de les déposer au poste de police. Pour les récupérer le vendeur doit alors payer une amende, souvent négociée, qui est ensuite reversée à la police nationale (l’État central). Aussi, les volontaires peuvent intervenir lors d’opérations de déguerpissements aux côtés des gendarmes ou de la police. Derrière une apparente coopération entre la municipalité et la police nationale dans le domaine de l’ordre public, le chevauchement de leurs actions pour la gestion de l’espace public est source de conflit.

Ainsi, en 2013, le président crée à son tour sa force de police volontaire : les Agents de sécurité de proximité (ASP). Le travail des ASP consiste aussi à appuyer la police et la gendarmerie dans la lutte contre la vente de rue. Comme leurs tâches sont similaires à celles des volontaires de la municipalité, les ASP assurent le maintien de la maîtrise de l’État central sur l’espace public. Cela montre en quoi la gouvernance dakaroise est le fait d’imbrications conflictuelles entre différentes échelles d’autorité.

Décentralisation et renforcement du pouvoir central à Dakar

Le conflit entre la municipalité et l’État central pour la gestion de l’espace public s’est enfin manifesté sur le champ institutionnel. À partir de 2013, les pouvoirs de la municipalité sont considérablement affaiblis par la réforme de décentralisation. Celle-ci élève en effet le statut des communes d’arrondissement à celui de communes de plein exercice[6]. Cela conduit au transfert des compétences de la municipalité portant sur la gestion des marchés et la planification commerciale aux 19 communes qui la composent. Dit autrement, la réforme retire à la municipalité de Dakar sa principale source de financement et l’implose en une constellation de communes aux moyens humains, politiques et financiers inégaux. Toutefois, la décentralisation s’avère difficile à implémenter. Des incertitudes planent notamment sur la montée en compétences du personnel des mairies d’arrondissement et la réaffectation des employés de la municipalité. De ce fait, les élus de l’opposition critiquent la réforme et jugent qu’elle a été rédigée à la hâte par des députés soucieux d’affaiblir la municipalité avant les élections municipales de 2014.

Le conflit entre l’État central et la municipalité pour la gestion de la vente de rue a donc été mené autant dans les champs de l’aménagement des marchés, de la surveillance de l’espace public que via des réformes institutionnelles. Il prouve non seulement la complexe imbrication des échelles de gouvernance dans la capitale, mais aussi le poids de cette dernière dans la politique nationale. Pour conclure, ce conflit reflète le renforcement du pouvoir de l’État central dans la capitale. En effet, la réforme de décentralisation, survenue avant l’emprisonnement du maire Khalifa Sall, a sans conteste contribué à l’affaiblissement des pouvoirs de la municipalité. Ces transformations doivent aujourd’hui être reliées à la réélection critiquée de Macky Sall après l’invalidation des candidatures de ses opposants, dont l’ancien maire Khalifa Sall.

 

[1]. Karim Wade et Khalifa Sall étaient considérés comme les opposants principaux au président Macky Sall pour les élections présidentielles de février 2019 avant qu’ils ne soient écartés de la course électorale pour des raisons judiciaires. Les élections présidentielles ont ainsi permis la réélection du président Macky Sall dès le premier tour avec 58,4 % des voix. Si les partisans du président y voient une victoire « par K.O. », d’autres lui reprochent d’avoir instrumentalisé la justice pour écarter Karim Wade et Khalifa Sall.

[2]. J. Herrera, M. Kuépié, C. Nordman, X. Oudin et F. Roubaud, « Informal Sector and Informal Employment: Overview of Data for 11 Cities in 10 Developing Countries », WIEGO Working Paper (Statistics), Cambridge (MA), n° 9, 2012, disponible sur : wiego.org [1].

[3]. Voir J.-F. Steck et al. « Informality, Public Space and Urban Governance: An Approach through Street Trading – Evidences from Abidjan, Cape Town, Johannesburg, Lomé and Nairobi », in S. Bekker et L. Fourchard (dir.), Governing Cities in Africa, Cape Town, Presses du HSRC, 2013.

[4]. A. Brown et al., « Street Traders and the Emerging Spaces for Urban Voice and Citizenship in African Cities », Urban Studies, vol. 3, n° 47, 2010, p. 666-683.

[5]. L. Marfaing, « Dakar 2025  : l’avenir du commerce ambulant face aux stratégies d’aménagement de la municipalité », Métropolitiques, 2015, disponible sur : metropolitiques.eu/Dakar-2025 [2].

[6]. Y. Sané, « La décentralisation au Sénégal, ou comment réformer pour mieux maintenir le statu quo », Cybergeo: European Journal of Geography, décembre 2016, disponible sur : cybergeo.27845 [3].