06
déc
2022
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Le Président Volodymyr Zelensky et le Président Emmanuel Macron à Kiev, 16 juin, 2022
Léo PÉRIA-PEIGNÉ, interrogé par Franck Alexandre pour RFI

Ukraine: le soutien militaire mesuré de la France

Le 19 novembre dernier, dans un entretien au JDD, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, assurait que la France se trouve « dans les cinq premiers pays » en matière d'aide militaire. Pourtant, une note de l'Ifri, l'Institut français des relations internationales, publiée ce mardi matin, nuance cette position. Si la France, souligne Léo Péria-Peigné, auteur de la note, a bien donné des systèmes de pointe comme les canons Caesar ou les systèmes de défense antiaérienne Crotale, le soutien militaire français à l'Ukraine interroge lorsqu'il est comparé à ceux de nations similaires, comme le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Pologne, indique le chercheur.

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RFI : La France au cinquième rang des pays donateurs, qu'est-ce que cela dit de l'effort français ?

Léo Péria-Peigné : Cela dit que, par rapport à d'autres, on a moins de moyens que nos partenaires de contribuer directement au conflit ukrainien sans diminuer nos propres capacités. Là où d'autres ont pu puiser dans leurs propres stocks de long terme, notamment les Anglais et les Polonais, la France a dû prélever des capacités qui étaient dans les unités.

Cela interroge sur les stocks militaires français ?

C'est ce qui a poussé à l'écriture de cette note : on a essayé de se renseigner sur ce qui existait et pourquoi les stocks ont disparu. Ce sont les trois parties de la note : un état des lieux chez nos partenaires, ce qui se passe en France depuis trente ans sur la gestion des stocks, et enfin des recommandations pour revenir à une politique de stocks dont on voit qu'elle est indispensable aujourd'hui.

Quelle a été la politique française en matière de stocks de matériels de guerre ?

La logique de l'armée de masse en France se termine avec la fin de la guerre froide. Vous avez dix ans pendant lesquels la France mène un certain nombre d'opérations de maintien de la paix à l'étranger, qui permettent de maintenir un haut niveau d'activité et limitent la casse. Mais vous avez ensuite une série de réformes, que ce soit la professionnalisation des armées qui impose une réduction de format ; vous avez la crise de 2008 qui impose des réductions de budget ; et enfin l'application de la RGPP (Révision générale des politiques publiques, NDLR) qui impose un maximum d'économies sur tous les postes.

Donc, ces trois éléments ont mené à une réduction des moyens alloués aux forces, sans forcément que les ambitions des forces ne se limitent. On entame le XXIe siècle avec la guerre contre la terreur, donc de nouvelles perspectives d'interventions, avec par exemple l'Afghanistan. Petit à petit, des opérations en Afrique qui se multiplient. Donc, vous avez à la fin une armée qui doit s'éloigner de la perspective d'un conflit de haute intensité pour répondre à ce que demande le politique : des opérations de contre-terrorisme, puis l'opération Sentinelle qui consomme énormément de moyens humains et financiers pour les armées. Par conséquent, l'armée ne peut pas maintenir des stocks dans l'hypothèse d'un conflit de haute intensité ou même se préparer à ce genre de conflits. Ce qui fait qu'aujourd'hui, alors que cette perspective redevient une perspective plus que probable, l'armée se trouve sur-spécialisée sur des domaines qui sont très différents.

On est donc passé d'une logique de stocks à une logique de flux tendus ?

Le flux tendu, c'est un palliatif, un moyen de compenser la baisse des moyens. Le stock étant considéré comme quelque chose qui prend de la place, qui demande des infrastructures, qui demande des moyens humains et financiers, donc il a fallu préserver ce qui existait : les forces d'active, ce qui était employé et employable pour les missions à un instant T, au détriment de ce qui était gardé pour une éventuelle guerre de haute intensité que certains considéraient comme à peine possible à moyen terme. Donc, c'est un choix de priorité et c'est logique : l'armée n'avait pas les moyens de tout conserver, donc elle s'est concentrée sur les missions qu'on lui demandait en premier.

A contrario, nos alliés ont conservé des stocks et en ont fait un objet de diplomatie, en les cédant à l'Ukraine. Ils n'ont pas fait d'impasse ?

Je distinguerai quand même les cas polonais et britannique l'un de l'autre. Les Polonais ont une frontière commune avec la Russie, ils ont donc gardé une perspective de conflit majeur bien plus importante que nous, notamment dès 2014 (invasion russe de la Crimée, NDLR). Les Britanniques sont assez similaires aux Français, seulement, ils sont engagés auprès des Ukrainiens depuis 2014, avec une mission d'entraînement, de fourniture d'équipements qui s'est simplement massifiée. Alors que la France a dû partir de rien dans ce cas précis, car elle était engagée ailleurs, en Afrique et au Moyen-Orient, c'est une différence notable. Maintenant, pourquoi la Grande-Bretagne parvient-elle à donner autant de matériels ? C'est aussi parce qu'elle est engagée dans un processus de réduction de sa force terrestre. Ce qui rend donc disponible une certaine quantité de matériels.

Mais au Royaume-Uni, la relation au stockage est aussi différente. Quand un véhicule ne sert plus dans l'armée anglaise, comme dans l'armée allemande d'ailleurs, il est quand même conservé quelques années. On voit notamment, dans le cas de l'Allemagne, que des véhicules sortis du service en 2016 ont été conservés et ont été envoyés en Ukraine. Là où – l'exemple est dans la note – les AMX 10P (véhicules blindés français) qui étaient les prédécesseurs du VBCI, certains ont été modernisés dans les années 2000, et pourtant, une fois que le dernier AMX 10 a été retiré du service en 2016, ils ont apparemment tous été « vidés ». Donc, le 24 février dernier, nous n'avions pas de véhicules à donner. En ce moment s'organise le retrait du véhicule de l'avant blindé, le VAB, qui était le cheval de bataille de l'infanterie française pendant des décennies. Ça va représenter des quantités de véhicules très importantes, il faut réfléchir à ce qu'on en fait : est-ce qu'on les donne immédiatement à nos partenaires africains, est-ce qu'on les revend, est-ce qu'on les garde pour pièces ou est-ce qu'on les jette ? Ou alors est-ce que l'on renoue avec cette pratique qui consiste à en garder 100 ou 200 dans un hangar, on les entretient pour qu'en cas de conflit, on soit en mesure d'envoyer ces véhicules à un partenaire en difficulté. Sachant que ce ne sont pas non plus des véhicules extrêmement complexes et que la formation est assez rapide. 

La rigueur budgétaire a-t-elle mis à mal toute la logistique des armées françaises ?

Quand vous regardez la liste des unités qui ont été dissoutes dans les vingt dernières années, vous avez beaucoup d'unités de logistique, beaucoup d'unités du train, beaucoup d'unités de maintenance, et ce, dans les trois armées. Une des grandes bases aériennes qui a été fermée dans les années 2010, c'est la base de Châteaudun qui était la grande base où l'armée de l'air stockait toutes ses vieilles cellules d'avion. Ils étaient entretenus, ils étaient maintenus dans des conditions optimales. Cette base était très importante pour la logistique de l'armée de l'air et a pourtant été fermée.

Les opérations extérieures ont-elles usées le potentiel qui restait ? 

Il y a eu une usure sur certains matériels, par exemple les hélicoptères. Mais au-delà, comme c'était des missions très particulières, un type de combat très particulier, on a eu une forme d'uniformisation de l'armée de terre, au sens où avant, vous aviez des unités qui étaient très spécialisées. Au fur et à mesure que toute l'armée faisait des rotations en Afrique, vous avez eu un aplanissement des compétences. Donc ça, c'est aussi quelque chose qui va falloir revoir, réapprendre, car ces spécialités sont importantes lors d'un conflit de haute intensité.

Concernant les donations de matériels à l'Ukraine, depuis septembre, la France est passée du 11e au 5e rang, il y a un vrai progrès.

Lorsque le président Emmanuel Macron a décrété qu'il enverrait des systèmes de défense antiaérienne à l'Ukraine, ça a un peu rétabli la balance. Néanmoins, la France reste quand même derrière beaucoup d'autres. Le 5e rang pour une armée qui était présentée comme la meilleure armée d'Europe, ça reste faible. Surtout, les systèmes de défense antiaérienne qui ont été envoyés en octobre en Ukraine, ont été pris sur les inventaires de l'armée opérationnelle. Donc, ce n'étaient pas des stocks. On a pris de la substance de l'armée pour l'envoyer à l'étranger. Donc, la France a diminué son potentiel de défense. La France pourrait faire mieux.

> Retrouver l'entretien sur RFI.  

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armement Base industrielle et technologique de défense (BITD) Défense guerre en Ukraine France Ukraine