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avr
2009
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

La défense Chroniques électorales américaines, n° 15, avril 2009

Chroniques électorales américaines 15 (avril 2009)

Le 27 février 2009, dans la base de Camp Lejeune en Caroline du Nord, Barack Obama a exposé les grandes lignes du plan de retrait des troupes américaines d'Irak. Quelques jours plus tôt, il avait annoncé le déploiement de plusieurs brigades en Afghanistan.

Dès les premières semaines de son mandat, le nouveau président s'est trouvé confronté à des décisions militaires, dans la situation peu courante d'avoir hérité de deux guerres. Mettre fin à l'intervention américaine en Irak a été l'un des thèmes porteurs de sa campagne. L'Afghanistan a été, en contrepartie, présenté comme la "bonne guerre" et un front utile, sur lequel devraient être redéployés tous les efforts militaires. Entre les promesses de campagne et les réalités stratégiques, B. Obama a très rapidement fait l'expérience de la complexité du rôle de commander in chief, responsable suprême d'une énorme machine de près de 3 millions de personnes, dont le rôle ne cesse d'être redéfini.

 

Des présidents guerriers

La petite histoire veut qu'avant d'entrer en fonction Bill Clinton ait pris des leçons de… salut militaire. Le président doit en effet saluer les nombreux militaires qu'il croise quotidiennement. Ce geste, apparemment simple, exige une certaine dextérité que le 42e président n'avait pas eu l'occasion de mettre en pratique, car il n'avait pas fait son service militaire. Pire, Bill Clinton s'en était fait exempter, en pleine guerre du Vietnam, ce qui lui a valu des rapports malaisés avec l'armée pendant ses deux mandats. Obama n'a pas non plus d'états de service, mais pour de meilleures raisons : la conscription n'existait plus lorsqu'il a atteint l'âge adulte; elle a été supprimée en 1973. Elle avait été instituée par Franklin D. Roosevelt au moment de l'entrée des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale. Auparavant, l'armée régulière était en temps de guerre renforcée par la mobilisation générale, ou par des engagements volontaires qui n'ont jamais fait défaut, sauf à une époque récente.

Le patriotisme s'est également manifesté au sommet : sur les 44 présidents américains, seulement 13 n'ont pas servi dans l'armée. Il ne faut pas oublier que le pouvoir politique est l'héritier du pouvoir militaire, puisque le premier président des États-Unis, George Washington, était le général en chef de l'armée qui a gagné la guerre d'indépendance.

L'article II de la Constitution, qui définit les pouvoirs présidentiels, établit d'emblée que "le président sera le commandant en chef de l'armée de terre et de la marine, et des milices des États, lorsqu'elles seront appelées au service des États-Unis". À l'époque, l'armée se divisait en deux unités : terrestre et navale. Pour respecter la lettre de la Constitution, l'armée de l'air a fait à l'origine partie de la Navy, le terme "Army" ne s'appliquant qu'à l'armée de terre. Les Marines constituent un corps distinct de soldats d'élite. Les milices ont été remplacées par la garde nationale, sorte d'armée de réservistes à la disposition des gouverneurs des États, qui doivent la "prêter" au président en cas de conflit.

Sous le terme générique de military, ces différents constituants représentent près de 3 millions de personnes, dont la moitié en service actif. Elles dépendent du ministère de la Défense, connu sous l'appellation de Pentagon en référence au spectaculaire bâtiment qui l'abrite. Construit entre 1941 et 1943, il accumule les records architecturaux, avec près de 30 kilomètres de couloirs dans une configuration de 5 bâtiments concentriques en forme de figure à 5 cotés.

Le ministère de la Défense - ou DOD - a été créé en 1947 pour réunir dans une même entité les ministères de la Guerre et de la Marine, auxquels l'évolution des moyens de combats avait ajouté un nouveau pilier, l'Air Force. Le ministre de la Défense dépend directement du président et coiffe the joint chiefs of staff, un conseil représentant les différents corps, et le United States Combatant Commands (COCOM), qui réunit les commandants des forces sur le terrain. Ce dispositif croisé génère souvent des conflits internes entre civils et militaires qui se sont, par exemple, manifestés pendant les premières années de la guerre en Irak.

Dans le triangle du pouvoir militaire, les civils ont la préséance. Bien que cela ne soit pas clairement défini dans la Constitution, les fondateurs des États-Unis ont eu le souci de donner au pouvoir civil la préséance sur le pouvoir militaire. De façon symbolique, G. Washington a démissionné de sa charge de commandant en chef des armées de la Révolution en 1783, 6 ans avant de devenir de facto le commandant suprême de l'armée des États-Unis. Le pays dont il est devenu le premier président a par la suite connu un extraordinaire échantillon de guerres. Après la guerre d'indépendance sont venues une série de guerres contre des puissances étrangères (Angleterre, Espagne, France, Mexique, Allemagne, Japon), les guerres d'expansion du territoire, la terrible guerre civile, la participation aux deux conflits mondiaux, les guerres d'intervention en Corée, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, et enfin le concept plus flou de "guerre contre le terrorisme" apparu au lendemain des attentats du 11 septembre.

Le conflit le plus sanglant a été la guerre civile, lors de laquelle le Nord et le Sud se sont affrontés entre 1861 et 1865. Bien que les statistiques soient imprécises, le nombre de morts dans les deux armées a été estimé à 620000, auxquels il faut ajouter au moins 50000 morts civils. En chiffres absolus, c'est l'équivalent de toutes les autres guerres dans lesquelles ont été impliqués les États-Unis, de la guerre d'indépendance à celle de Corée. Si l'on projette en proportion de la population, cela représenterait aujourd'hui 6 millions de morts.

Les progrès technologiques donnent également à ce conflit un caractère singulier. Le président est pour la première fois en mesure d'exercer pleinement son rôle de commandant en chef : grâce au télégraphe, Abraham Lincoln peut communiquer directement avec ses généraux et influer au jour le jour sur la stratégie.

En fait, avec le temps, le pouvoir présidentiel en matière militaire est devenu de plus en plus grand.

La Constitution a pourtant pris soin de diviser ce pouvoir selon un schéma qui lui est cher, le triangle : les trois sommets étant le président, le Congrès, et les militaires. Comme nous l'avons vu, les deux premiers ont préséance sur le troisième. En revanche, la division des pouvoirs militaires entre l'exécutif et le législatif est, sans doute volontairement, restée floue.
Le président a le pouvoir suprême sur la conduite de la guerre, mais c'est le Congrès qui la déclare. En fait, les États-Unis, qui ont connu tant de conflits, les ont rarement ouverts solennellement. Le Congrès n'a déclaré la guerre que 5 fois : en 1812 contre l'Angleterre, en 1846 contre le Mexique, en 1898 contre l'Espagne, en 1917 contre l'Allemagne et en 1941 contre les puissances de l'Axe.

Le Congrès peut se contenter d'"autoriser l'usage de la force", ce qui a été le cas pour la guerre en Irak, considérée comme un cas d'école pour la définition des pouvoirs du président en matière d'opérations militaires. En 1973, à la suite du conflit du Vietnam, le Congrès a essayé de théoriser la coopération de l'exécutif et du législatif à travers le War powers resolution, qui définit les droits et devoirs réciproques des deux parties. Ce texte donnait évidement l'avantage à ses rédacteurs, et Richard Nixon a essayé, vainement, de le bloquer par son droit de veto. Mais ce que n'a pu faire le droit, l'usage l'a fait. Les présidents qui se sont succédés au cours des 36 dernières années ont géré les guerres davantage sous la pression des événements que sous celle du Congrès.

L'un des principaux instruments à la disposition de ce dernier est le vote du financement des opérations militaires. Le Congrès peut ainsi, lorsqu'il désapprouve une action entreprise par le président, lui couper littéralement les vivres. Il ne le fait jamais, car cela reviendrait à pénaliser les troupes déployées sur le terrain. Au printemps 2007, George W. Bush et le Congrès ont connu un affrontement épique. Le Congrès à majorité démocrate entendait lier le vote d'une rallonge budgétaire à un calendrier de retrait des troupes : le président a annoncé son intention d'user de son droit de veto, et a prévalu. En fait, en dépit d'un Congrès et d'une opinion publique de plus en plus hostiles à la guerre en Irak, G. W. Bush a toujours obtenu gain de cause, non seulement pour le financement des opérations militaires, mais aussi pour un budget de la Défense qui a atteint des proportions énormes : 512 milliards plus 66 milliards de dollars pour les opérations militaires en Irak et Afghanistan pour 2009, année pendant laquelle une nouvelle Administration fonctionne sur un budget voté par la précédente. Le budget proposé par B. Obama pour 2010 est du même ordre : 534 milliards de dollars, et le coût des guerres en Irak et en Afghanistan, qui vont connaitre des changements importants, n'a pas encore été estimé.

 

Le désarmement nucléaire revient au premier plan

Avec l'Irak et l'Afghanistan, B. Obama est entré de plain-pied dans son rôle de commander in chief. Il a fait connaître sa stratégie dans les deux premiers mois qui ont suivi son arrivée au pouvoir. Le 24 février, il annonçait que les 142000 soldats américains déployés en Irak seraient réduits à une force de transition de 35000 à 50000 hommes. Le retrait total aurait lieu en 2011, conformément à un accord que G. W. Bush lui-même avait conclu avec le gouvernement irakien avant la fin de sa présidence. Il est remarquable de voir ainsi la situation sur le terrain mettre sur la même ligne deux présidents dont les vues sur l'Irak étaient aussi fortement opposées. G. W. Bush a fini par tacitement endosser un calendrier de retrait, alors que B. Obama a engrangé les bénéfices du surge, l'augmentation des effectifs en Irak décidée en janvier 2007, à laquelle il s'était vigoureusement opposé.

Une partie des troupes dégagées d'Irak sera redéployée en Afghanistan, devenu le front prioritaire. Au mois de mars, le président a annoncé un renfort de 21000 soldats dans les prochains mois, qui devrait porter les effectifs américains à 60000 combattants. Le président envisage de hausser ce nombre jusqu'à 70000, mais il risque de se heurter à l'opposition du Congrès, qui craint de voir le pays s'engager dans l'engrenage d'un nouveau conflit dont les objectifs ne sont pas clairement établis.

Le 60e anniversaire de l'OTAN, célébré deux mois et demi après l'entrée en fonction de B. Obama, lui a donné l'occasion de s'installer dans son rôle de commander in chief. Il a personnellement exposé "sa" stratégie pour l'Afghanistan, ce qui lui a valu l'approbation de ses alliés, à défaut d'un engagement d'envoyer des renforts consistants pour appuyer les troupes américaines.

À cette occasion, le nouveau président a également rappelé que la menace d'Al Qaida ne s'était pas effacée avec son prédécesseur. Il même donné à son analyse un tour personnel qu'il avait soigneusement évité par le passé, surtout pendant sa campagne électorale : "on ne peut pas prétendre, a-t-il dit, que parce que quelqu'un qui s'appelle Barack Hussein Obama a été élu, tout va s'arranger… Al Qaida est toujours portée vers des activités terroristes". Le président prenait ainsi clairement ses marques sur un dossier qui a été considéré comme le point fort de G. W. Bush.

La Corée du Nord, qui semble avoir à cœur de personnaliser le rôle de commander in chief à son propre usage, a en quelque sorte interpellé B. Obama en lançant un missile le jour même où celui-ci devait faire à Prague un discours sur la non-prolifération des armes nucléaires.

Même si le contenu de ce discours a été quelque peu éclipsé par l'agitation suscitée par les velléités nord-coréennes, il illustre la volonté du président d'imprimer sa marque dans un domaine qui n'est pas revenu sur le devant de la scène depuis le premier président Bush : celui du désarmement nucléaire.

Ce dossier s'inscrit dans le calendrier avec l'expiration, cette année même, du traité START. Mais B. Obama semble vouloir pousser cette renégociation à l'extrême avec une philosophie qui, dans le langage de la Maison-Blanche, est devenue "Global Zero" : une éradication des armes nucléaires de la surface du globe. Ce concept avait déjà été développé par Ronald Reagan qui, en 1986, à l'occasion d'un sommet avec Mikhaïl Gorbatchev, avait déjà poussé les pions du pouvoir présidentiel en décrivant sa vision d'un monde sans armes nucléaires, vision qu'il n'a pu élaborer pendant ses deux mandats. À ce moment déjà, le président se heurtait au scepticisme non seulement de ses adversaires, mais de ses partenaires politiques et militaires américains. Depuis lors, la situation s'est modifiée avec l'apparition de nouvelles puissances nucléaires et la menace d'en voir surgir d'autres. B.Obama a signalé son intention de prendre fermement en main ce dossier en s'entourant d'une équipe de collaborateurs et de conseillers spécialistes des problèmes de prolifération et de désarmement.

 

Une domination militaire écrasante

Le nouveau président a également hérité de la réflexion sur le rôle de superpuissance que veulent ou peuvent assumer les États-Unis.

La domination militaire des États-Unis est à l'heure actuelle écrasante ; ils assument près de la moitié (très exactement 48%) des dépenses mondiales en matière de défense, 6 fois plus que la Chine par exemple. Le budget de la Défense représente 4% du PNB du pays. C'est relativement peu en comparaison avec l'époque de la guerre froide, où cette proportion a pu atteindre 9%. C'est sous Bill Clinton que la part des dépenses militaires est tombée le plus bas : 3% du PNB. Rétrospectivement, cela n'a pas paru une bonne initiative, lorsque les États-Unis ont connu les premières attaques sur leur territoire en 2001, et ont dû faire face avec un système de défense qui laissait beaucoup à désirer.

B. Obama, sans doute instruit par cet exemple, n'a pas diminué le budget de la défense, mais ne l'a pas non plus augmenté dans la même proportion que d'autres postes (4% d'augmentation pour le Pentagone, contre 6,7% pour l'ensemble du budget 2010). Nombre d'électeurs de l'actuel président dénoncent l'ampleur des dépenses militaires dans la crise économique actuelle, mais il est difficile d'évaluer l'impact qu'aurait sur l'économie globale une réduction des dépenses militaires, dans la mesure où ces dernières sont créatrices d'emplois. Par exemple, l'annonce par le ministre de la Défense Robert Gates que la construction d'avions de combats F-22 allait être abandonnée va vraisemblablement provoquer un tollé parlementaire : 44 sénateurs et 191 représentants ont écrit à B. Obama pour affirmer que l'abandon de ce programme se traduirait par la suppression de 25000 emplois dans 44 États américains.

Dans sa présentation du budget, le ministre de la Défense a annoncé la suppression de projets techniquement peu au point ou non-prioritaires, comme un nouvel hélicoptère présidentiel ou un renforcement du bouclier anti-missiles. Les transferts de fonds se feront au profit du renseignement et des moyens de reconnaissance pour assurer la sécurité des troupes en opération. Le volume des troupes, leur bien-être et ce qui y concourt, comme le système de santé des armées, sont également définis comme des objectifs prioritaires.

Après la vague d'engagements patriotiques qui avait suivi les attentats du 11 septembre, l'armée a connu des problèmes de recrutement pendant les premières années de la guerre en Irak. Elle a cessé d'être ce que Colin Powell décrivait comme " le grand ascenseur social " pour devenir au contraire une source de problèmes sociaux, lorsque la multiplication des déploiements dans des zones de combat a lourdement pesé sur le moral des soldats et de leurs familles. On peut objecter que tous ces soldats sont des volontaires, qui ont souvent signé leur engagement pour bénéficier des nombreux avantages que procure l'armée, comme la possibilité d'études supérieures gratuites ou d'acquérir des formations professionnelles qui offrent des reconversions rentables dans le civil. Après la seconde guerre mondiale, les lois sur la réinsertion des GIs dans la société civile ont joué un rôle important dans la prospérité du pays. Le candidat Obama a promis de ressusciter certains de ces programmes. L'une de ses premières initiatives a ainsi été l'annonce de la suppression de l'une des mesures les plus impopulaires adoptées pendant la guerre en Irak : le stop-loss. Cette disposition permet de maintenir les soldats en service actif au-delà de la période pour laquelle ils se sont engagés, si la situation sur le terrain l'exige. Début 2009, 13000 soldats américains se trouvaient dans cette situation. Le stop-loss, qui relève d'une loi votée par le Congrès pendant la guerre du Golfe, ne sera pas pour autant aboli, et demeurera à la disposition du président en cas de besoin. L'armée bénéficie en ce moment des effets secondaires d'une situation fâcheuse : le chômage consécutif à la crise économique a dopé le recrutement.

Les nouvelles priorités définies ne sont pour l'heure que des vœux du ministère de la Défense. Elles doivent être ratifiées par le Congrès, qui vote le budget. La vision stratégique des parlementaires consiste souvent à défendre âprement les projets qui rapportent à leur circonscription, et pour des raisons purement politiques ils ont souvent gain de cause. L'arbitrage final est du ressort du président, qui doit choisir entre la logique de ses partenaires politiques et celle de son ministre de la Défense. Pour ce poste difficile, B. Obama a choisi un républicain. Le dernier ministre de la Défense de G. W. Bush, R. Gates, a accepté, sans doute par sens du devoir, de rester en fonction pendant le début du mandat du nouveau président. Il perpétue ainsi la tradition qui veut que les présidents démocrates font davantage confiance au parti adverse qu'à leur propre parti pour traiter avec les militaires. En 1941, F. D. Roosevelt a fait entrer deux républicains dans son cabinet, Henri Stimson et Frank Knox, pour diriger les ministères de la Guerre et de la Marine. Après la deuxième guerre mondiale, tous les présidents démocrates, à l'exception de Jimmy Carter, ont choisi des ministres de la Défense républicains : Robert McNamara sous John Kennedy et Lyndon Johnson, William Cohen sous Bill Clinton. Cela en dit long sur les rapports des démocrates avec les militaires, même si les premiers se sont trouvés aux commandes pendant des conflits comme la deuxième guerre mondiale ou la guerre du Vietnam. Prendre un représentant du parti adverse est sans doute aussi un moyen de lui faire endosser des décisions qui, par la nature des activités militaires, sont rarement populaires ; mais les républicains n'ont, eux, jamais tenté l'expérience…