09
juin
2009
Publications Éditoriaux de l'Ifri
Farida ADELKHAH

Les élections présidentielles en Iran : quels enjeux ? Actuelles de l'Ifri, 6 juin 2009

Dire que la campagne n'a pas été à la hauteur des problèmes du pays est un euphémisme. Des questions essentielles comme les conditions de validation des candidatures aux élections, le respect des droits de l'homme ou tout simplement les programmes concrets de gouvernement, n'ont pas été discutées. Une fois de plus, les grands principes éthiques et les grands mots ont tenu le haut du pavé. De ce point de vue, le scrutin du 12 juin promet d'être un non-événement.

Les élections présidentielles en Iran : quels enjeux ?

Et l'Iran se trouvera, à son lendemain, avec les mêmes incertitudes qu'auparavant. La leçon la plus importante de la consultation est que, trente ans après la fondation de la République islamique, les candidats aux élections présidentielles, ou les courants politiques, se positionnent maintenant de façon critique contre la marche du système et pour un retour aux valeurs révolutionnaires initiales. Ceux qui dénoncent aujourd'hui le bilan de la République sont paradoxalement ceux qui ont contribué à son œuvre. En définitive, les conditions de la campagne électorale semblent aussi importantes que ses résultats. Elles révèlent les transformations de la société politique iranienne :

  • Le Guide de la République, Ali Khamenei, a plus nettement qu'auparavant refusé de se prononcer en faveur d'un candidat et a affiché sa neutralité institutionnelle en ne divulguant pas son choix personnel et en insistant sur la nécessité de respecter la volonté populaire.
  • La marginalisation du clergé dans les élections s'est confirmée. Hormis Mehdi Karroubi, qui au demeurant n'en a pas tiré gloire, aucun candidat n'en est membre. Pour la première fois depuis la Révolution, le clergé est apparu comme le spectateur de l'élection présidentielle et hésite à se porter garant d'un candidat.
  • La professionnalisation de la vie politique s'est accentuée : les candidats les plus sérieux ont été à nouveau des hiérarques du régime ; la mobilisation a été confiée à des directeurs de campagne, laïques, forts d'équipes diversifiées, parmi lesquelles seront recrutés les futurs ministres ; des metteurs en scène réputés se sont mis au service des candidats ; la télévision a organisé un tirage au sort pour déterminer l'ordre de leurs interventions et a assuré une égalité de traitement (temps et tour de parole) entre ceux-ci.
  • Le système de partis a une nouvelle fois révélé sa faiblesse, et le premier rôle est revenu aux sites internet des différents candidats, ainsi qu'aux duels télévisés qui les ont opposés.
  • Le Conseil des Gardiens de la Constitution a enfin reconnu la légitimité de la candidature d'une femme, en clarifiant le terme persan ambigu, rejal, utilisé dans le texte de 1979. Les épouses ou les conseillères des principaux candidats - à l'exception notable de Mahmoud Ahmadinejad - ont pris une part active à la campagne, en référence implicite à Michelle Obama !
  • La diversité ethnique du pays s'est exprimée dans la palette des candidats et dans les thématiques que ces derniers ont développées : Mehdi Karroubi, d'origine tribale lor, s'est immédiatement prononcé contre les discriminations ethnoconfessionnelles, et ses concurrents - notamment l'Azeri Mirhossein Moussavi et le Bakhtiari Mohsen Rezai - lui ont emboîté le pas. Il se peut que le prochain président soit un non persanophone de naissance. Il est à noter que les attentats qui ont une fois de plus endeuillé la ville de Zahedan, dans le Sistan-Baloutchistan, n'ont pas étouffé l'expression de cette diversité ethnique dans la campagne, peut-être parce qu'ils n'ont eu aucun rapport direct avec le scrutin du 12 juin et sont liés à une situation provinciale spécifique[1].
  • En revanche, le Mouvement national de libération (MNL)[2] a fait l'objet d'une mise à l'écart explicite, notamment par Mirhossein Moussavi, qui a tendu à l'exclure du jeu politique.
  • La question du financement des campagnes électorales par les milieux d'affaires, voire l'économie informelle, s'est posée avec acuité et a fourni l'un des angles d'attaque entre concurrents.
  • La situation économique a été le principal thème du débat électoral. A l'instar des meilleurs économistes du pays et de la Banque centrale, la quasi-totalité des candidats ont reproché à Mahmoud Ahmadinejad d'avoir dilapidé les ressources pétrolières en les distribuant sans vision d'ensemble à hauteur de 175 milliards de $ sur trois ans, de ne pas avoir anticipé la chute du prix du baril (de 147 à moins de 40 $), d'avoir baissé le taux d'intérêt bancaire à 12% - très en deçà du taux d'inflation - au risque de multiplier les crédits douteux (20% de l'exposition des banques), d'avoir découragé l'investissement étranger, d'avoir compromis la compétitivité de l'appareil productif.
  • La politique étrangère de Mahmoud Ahmadinejad a été critiquée pendant la campagne électorale pour son style intempestif, son amateurisme et ses conséquences économiques néfastes, du fait de l'aggravation des sanctions internationales qu'elle a entraînée. Il lui a été également reproché d'attacher trop d'importance à ses relations avec l'Amérique latine, notamment le Venezuela, et de délaisser l'environnement régional de l'Iran. Ses propos sur l'Holocauste ont été jugés inacceptables par certain de ses concurrents, et il a été rappelé que " l'honneur de Gaza passe par l'honneur de l'Iran ". Le débat sur la politique étrangère iranienne a été dominé par l'éventualité d'une normalisation des relations avec les Etats-Unis. Nul n'en met plus en cause la nécessité, mais une partie notable de la classe politique, y compris chez les réformateurs, n'est pas prête à y consentir à n'importe quel prix. L'anti- américanisme a encore de beaux jours devant lui à Téhéran.

D'une certaine manière, les élections présidentielles sont devenues une espèce de référendum sur la nécessité de la mobilisation politique, qui, à intervalles réguliers, permet l'aggiornamento du régime par rapport aux attentes de la société. C'est ainsi qu'il faut comprendre le nombre encore très élevé de candidats à la candidature (475 contre 1014 en 2005), parmi lesquels le Conseil des Gardiens de la Révolution n'aura sélectionné que quatre ténors politiques. C'est également ainsi qu'il faut lire l'ampleur de la participation populaire à la campagne, qui ne préjuge pas forcément de la participation électorale, le 12 juin, mais qu'a rendue particulièrement visible le choix par Mirhossein Moussavi de la couleur verte pour ses partisans, qui l'ont déclinée à l'infini. De l'avis général, c'est celui-ci qui a dominé le paysage politique en milieu urbain, les gens s'habillant avec des vêtements verts ou mettant des rubans verts sur la poignée des portières de leur voiture. L'intéressant, en la matière, est de constater que les électeurs ne craignent pas d'afficher leurs opinions, au moins dans les grandes villes (dans la province profonde, une certaine méfiance semble prévaloir quant aux autorités locales ou aux employeurs dont on redoute les mesures éventuelles de rétorsion).

La République islamique a trente ans d'âge, ce qui est en soi un succès si l'on tient compte de l'opposition qu'elle a rencontrée chez la plupart des Etats de la région et en Occident. Elle a survécu à la guerre d'agression que l'Irak et ses alliés arabes ou occidentaux lui ont imposée. Elle a également résisté aux sanctions américaines et aux difficultés économiques que celles-ci ont provoquées. La République doit sa longévité autant à la victoire d'un mouvement anti-monarchique et anti-impérialiste typique des années 1970 et à la grandeur du sentiment révolutionnaire qu'il a inspiré qu'à l'absence d'opposition politique et de toute alternative crédible, fût-ce hors des frontières de l'Iran. Elle la doit également, et surtout, à la complexité du tissu social qui a su inventer ses modes de résistance, y compris religieuse, et de survie, sans toujours se soucier de l'Etat qui le gouverne. La floraison de l'économie informelle, le développement des écoles et universités non lucratives et/ou privées, la montée de la sociabilité religieuse autour, notamment, des lieux de pèlerinage, la fièvre des activités caritatives qui ont fini par emprunter la forme d'organisations non gouvernementales de tout genre sont autant de lieux de l'autonomisation de la société par rapport à l'Etat. Mais, dans les faits, ces activités et ces pratiques sociales se sont révélées être simultanément des opportunités d'interaction entre la société et l'Etat, ce qui a conduit à une plus grande cohésion sociale et politique à l'échelle tant nationale que locale. C'est ce que l'on a de la peine à comprendre à l'étranger.

Bien sûr, la République islamique est loin d'être un modèle de démocratie, compte tenu de la répression de la liberté d'expression et du contrôle par le Conseil des Gardiens de la Révolution de la liberté de candidature aux élections, au nom de la sécurité nationale et des principes moraux. Elle bénéficie néanmoins d'institutions politiques représentatives et compétitives qui assurent une certaine pluralité d'opinion, en même temps qu'elles en sont le reflet. La faiblesse du système de partis s'explique par le traumatisme qu'ont provoqué dans la société la période de terreur révolutionnaire et la guerre contre l'Irak (1980-1988) dont elle n'est pas dissociable, mais aussi par la différenciation des expressions religieuses et politiques de la foi, par le poids démographique de la jeunesse, par l'influence récurrente de la ruralité, y compris au sein des grandes villes, par l'importance des flux migratoires tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, par le dynamisme de l'économie informelle qui déborde le corporatisme des guildes - autant de facteurs qui gênent l'institutionnalisation de partis politique en bonne et due forme, et même la stabilité des attitudes politiques, et qui sont propices à la flexibilité des opinions dans le cadre de logiques factionnelles volatiles.

L'une des caractéristiques de la société iranienne est sans doute sa " juridicisation " croissante, que l'on constate par exemple à travers la répression contre les émetteurs de chèques en bois - le délit qui est à l'origine du plus grand nombre de peines de prison -, mais aussi dans le domaine de la presse ou dans celui des affaires familiales. La " juridicisation " n'est pas le monopole des centres urbains et elle s'est étendue au milieu rural, de sorte qu'il est, par exemple, rare de divorcer sans recours aux tribunaux. Saisir ceux-ci permet non seulement à la famille de s'affranchir par rapport à l'ordre traditionnel, mais encore à la femme de s'affranchir par rapport à l'ordre familial. On assiste ainsi à un processus d'individuation, qui va de pair avec la reconnaissance des lois et des institutions républicaines. Aussi la " juridicisation " croissante est-elle à double tranchant. Il s'agit à la fois de l'appropriation du, voire de l'identification au système juridique, par les Iraniens, et de leurs luttes pour une éventuelle transformation des lois dans le cadre de la République islamique. Ce qui fait que les mouvements sociaux en Iran - par exemple la " Campagne un million de signatures " pour l'égalité des droits entre femmes et hommes ou les mobilisations syndicales - privilégient la revendication des réformes catégorielles, voire institutionnelles par rapport à l'affrontement avec le pouvoir, dont la légitimité n'est pas a priori remise en cause. En outre, les questions concernant les droits de l'Homme n'opposent pas seulement le pouvoir à la société, ou les laïques aux croyants, mais aussi des factions et des tendances au sein de la classe politique même. Et n'oublions pas non plus que le champ religieux n'a pas été épargné par la répression politique.

Ainsi, la double autonomisation du pouvoir par rapport au religieux, et de la société par rapport à l'Etat, complexifie le processus démocratique. Il ne s'agit pas seulement de s'interroger sur ce qui revient respectivement à Dieu et à César, car la négociation est devenue triangulaire entre l'Etat, le clergé et le peuple. Les élections présidentielles de 2009 seront sans doute un non événement politique à court terme. Mais à plus long terme, et si tant est que les dirigeants actuels puissent encore maîtriser la scène politique, elles seront sans doute lourdes de conséquences du point de vue de la recomposition des champs respectifs du religieux, du politique et du social. Cette dimension est sans doute plus importante que le nom de l'heureux élu au soir du 12 juin, ou plus vraisemblablement à l'issue d'un second tour. Celui-ci attesterait la banalisation de la procédure électorale, sinon celle d'une alternance relative au sommet de l'Etat, dans la mesure où la reconduction de Mahmoud Ahmadinejad n'est pas acquise en dépit de la force sociologique du vote conservateur et de l'irritation ou de l'inquiétude que peut susciter la candidature de Mirhossein Moussavi, absent de la scène politique depuis vingt ans et assimilé à l'orientation anti-libérale de l'économie de guerre, à l'époque où il était Premier ministre (1981-1988) . Il n'empêche que le comptage des voix et la publication des résultats électoraux peuvent donner lieu à des affrontements plus vifs encore qu'en 2005, tant la tension a été palpable entre les candidats, en particulier lors de leurs débats télévisés. Peut-être parce que l'Iran, contrairement à la logorrhée officielle, ne se sent plus d'ennemi à l'extérieur et parce qu'il est difficile, trente ans après la proclamation de la République, de continuer à dénoncer des manquements à l'islam ou à la Révolution. Les accusations sont devenues plus triviales et portent soit sur l'incompétence et la mauvaise gestion soit sur la corruption des adversaires. " Nous n'avons pas fait la Révolution pour des pastèques " avait dit fièrement l'Imam Khomeyni. Ses héritiers rivalisent aujourd'hui pour savoir lequel d'entre eux apportera le plus d'argent du pétrole sur la nappe de ses électeurs.

 

[1] Voir notre article, " Le Baloutchistan, talon d'Achille de la République islamique d'Iran ? ", Sociétés politiques comparées, revue européenne d'analyse des sociétés politiques, n°14, avril 2009, http://www.fasopo.org/reasopo/n14/chronique.pdf

[2] Ce mouvement a été fondé en 1961 par l'ayatollah Mahmoud Taleghani, Yadollah Sahabi et Mehdi Bazargan. Ce dernier fût par la suite nommé à la tête du gouvernement provisoire au moment de la révolution de 1979.