01
avr
1998
Publications Ouvrages de l'Ifri
Philip GORDON

Les Etats-Unis et l'identité européenne de sécurité et de défense dans la nouvelle OTAN Paris : Ifri, 1998. - 49 p. (Série transatlantique), (Notes de l'Ifri, n° 4)

Les Américains ont toujours éprouvé des sentiments ambivalents à l'égard de l'Identité européenne de sécurité et de défense (IESD), et ceci continue malgré les réformes dont l'Alliance a récemment été l'objet. Dans l'absolu, les responsables et les analystes aux États-Unis ont manifesté leur soutien résolu à l'édification et au renforcement d'un pilier européen : depuis 1995, ils affirment leur immense satisfaction à la perpective de voir cette identité se former à l'intérieur plutôt qu'à l'extérieur de l'OTAN. Dans la pratique, toutefois, les États-Unis n'ont jamais été véritablement enthousiastes. La plupart de leurs analystes doutent que l'Europe se dote d'une capacité militaire digne de ce nom, et rares sont les responsables américains qui sont disposés à accepter les compromis qui pourraient se révéler nécessaires pour assurer un plus grand équilibre au sein de l'Alliance. Le Congrès des États-Unis éprouve des sentiments non seulement ambivalents, mais aussi contradictoires: bon nombre de législateurs exigent que les Européens en fassent plus et assument des responsabilités accrues (par exemple en Bosnie), mais beaucoup (parfois les mêmes) s'élèvent avec force contre toute tentative européenne de mettre en œuvre des politiques autres que celles voulues par les États-Unis.

Il en résulte que l'IESD suscite de profonds malentendus des deux côtés de l'Atlantique. Alors que les Européens, et plus particulièrement les Français, voient dans l'IESD une possibilité réelle d'améliorer la capacité de l'Europe à exercer une influence sur l'OTAN, et au besoin à agir sans elle, les Américains lui accordent une importance moindre. Ils ne voient pas d'inconvénient à ce que l'Europe s'emploie à renforcer sa capacité et son organisation militaires, ils ne s'opposent pas à ce que l'Alliance soit dotée d'une capacité théorique pour des opérations européennes autonomes. Toutefois, nombreux sont les Américains qui doutent qu'une capacité militaire effective soit créée -compte tenu de la baisse des budgets de défense européens- et qui pensent que l'hypothèse d'une action de l'Europe au sein de l'OTAN ne sera sans doute jamais réalisée. En effet, il semble que les Américains interprètent littéralement les objectifs de l'IESD : il s'agit de créer une 'identité' (et non une 'capacité'), destinée à donner aux Européens moins les moyens d'agir qu'un sentiment d'unité et de responsabilité.

Les Européens sont souvent contrariés par ce qu'ils considèrent comme de la condescendance -et même de l'arrogance- et ils attendent que les États-Unis prennent plus au sérieux, voire étoffent, le rôle de l'Europe au sein de l'OTAN. Ils n'apprécient guère, et ils n'ont pas tort, qu'on leur demande de payer plus et d'en faire davantage, sans leur accorder en contrepartie la possibilité d'exercer une influence accrue sur la prise de décisions au sein de l'Alliance. Mais c'est aux Européens, et non aux Américains, qu'il appartiendra de concrétiser l'IESD et d'assurer à l'Europe un rôle accru dans l'OTAN. À tort ou à raison, Washington considère que l'élargissement est aujourd'hui, et pour plusieurs années, la priorité majeure de l'OTAN, l'IESD venant loin derrière. Les Américains se réjouiraient -comme ils l'ont toujours fait- d'une augmentation des dépenses européennes en matière de défense et d'une contribution accrue des Européens aux objectifs communs, mais il est peu probable qu'ils acceptent de partager les responsabilités dans une Alliance où les États-Unis semblent avoir plus de poids et d'influence que jamais.

Si les États-Unis hésitent à se montrer plus généreux à l'égard de l'IESD, c'est en partie parce qu'ils se sentent en position de force au sein de l'Alliance. Depuis la fin de la guerre froide, et contre toute attente, ils jouent un rôle accru dans l'OTAN. Alors que l'Europe n'a plus autant besoin, dans l'absolu, de la protection américaine, son besoin relatif -tel qu'il est perçu par de nombreux Européens- en est pourtant plus grand. Depuis 1989, l'incapacité de l'Europe à créer une alternative à une OTAN dirigée par les États-Unis n'a fait qu'intensifier le sentiment de puissance des Américains.

Si l'IESD n'a pas vraiment pris son essor c'est aussi parce que l'Europe continue à dépendre des États-Unis pour certains types d'opérations militaires. Bien que les membres de l'Union de l'Europe occidentale disposent, ensemble, de forces armées nombreuses, ils n'ont généralement pas la capacité de mener des opérations lointaines et d'envergure, et seuls deux membres de l'UEO (le Royaume-Uni et la France) sont en mesure de déployer et de maintenir des troupes substantielles à l'étranger. Pour les crises qui exigent un déploiement considérable de forces de combat par-delà les frontières européennes, l'Europe reste tributaire des États-Unis en ce qui concerne le renseignement, les ponts aériens et les évacuations par mer, et même les effectifs armés. Il en sera ainsi tant que l'Europe ne comptera pas davantage d'armées de métier. Alors que les États-Unis consacrent chaque année 266 milliards de dollars à la défense, les membres de l'UEO ne dépensent que 173 milliards, et les perspectives d'une augmentation de leurs dépenses militaires sont minces.

L'échec du rapprochement franco-américain, amorcé au début des années 90, est l'une des plus formidables déceptions des tenants d'une IESD intégrée à l'OTAN. En se rapprochant de l'OTAN, la France avait nourri bien des espoirs : après plus de 30 ans de débats, un accord entre les deux adversaires de longue date au sein de l'Alliance avait paru apte à favoriser la formation d'une IESD qui aurait satisfait les deux pays: les États-Unis, parce que l'OTAN serait reconnue comme la principale organisation de sécurité en Europe; la France, parce que la contribution de l'Europe (et de la France) à la sécurité européenne serait amplifiée et reconnue. Or, s'il y avait désaccord entre les deux côtés de l'Atlantique au sujet de l'interprétation de l'IESD, c'est entre la France et les États-Unis qu'il était le plus considérable. Quand la vraie nature des deux positions s'est précisée, il est apparu clairement qu'il serait impossible de parvenir à un accord au sujet de l'IESD.

L'échec du rapprochement franco-américain peut vraisemblablement être attribué à une interprétation erronée, de part et d'autre, des positions de Paris et de Washington sur l'IESD. Lorsque les Américains ont souscrit au principe d'une " européanisation " de l'OTAN, dont la France proclamait qu'elle était le prix de sa réintégration, ils y ont imposé des limites bien définies. Pour Washington, il s'agissait au mieux d'accorder aux Européens un plus grand nombre de commandements dans la nouvelle structure militaire; d'accepter le concept des Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM) et la possibilité (théorique) de missions européennes conduites avec des moyens de l'OTAN ; et d'admettre, à contrecœur, un accroissement du rôle du SACEUR-adjoint. Cela ne voulait pas dire que les États-Unis renonceraient à imposer leur point de vue sur les questions capitales pour l'Alliance, ni qu'ils abandonneraient leurs positions-clefs en son sein. En effet, alors que la fin de la guerre froide avait laissé penser que, les enjeux étant moindres, Washington s'attacherait moins à faire prévaloir ses points de vue, c'est le contraire qui s'est produit -et ce, pour la même raison.

La Bosnie a été et reste le principal test concret pour l'IESD. Il est aujourd'hui largement admis qu'une force militaire extérieure doit y être maintenue, y compris après le départ de la Force de stabilisation de l'OTAN, prévu pour juin 1998. Le vrai débat porte sur les missions et les rôles de cette future force. Certes, les arguments en aveur d'une force de suivi européenne sont raisonnables, mais ceux en faveur du maintien d'une présence américaine sur le terrain le sont plus encore. Une force européenne dirigée par l'UEO ne fonctionnerait que si les Européens acceptaient et étaient capables d'assumer cette tâche et si les Américains étaient véritablement disposés à laisser l'Europe en assumer la direction. Ces conditions n'étant pas réunies, la meilleure solution -pour le moment du moins- est que les États-Unis maintiennent leur présence sur le terrain.

Le maintien d'une présence américaine en Bosnie est nécessaire pour plusieurs raisons. Premièrement, même s'ils retiraient l'ensemble de leurs forces, les États-Unis auraient du mal à se tenir à l'écart des politiques et des décisions relatives à l'avenir de la Bosnie. Deuxièmement, si les États-Unis se tenaient à l'écart, rien ne permet d'affirmer que les Européens auraient la volonté, l'unité et la capacité de contenir les parties ou d'éviter de nouvelles flambées de violence. Troisièmement, si les Européens ne s'entendent pas pour mettre en œuvre des forces entièrement européennes, les conséquences d'un retrait de Washington seraient désastreuses pour l'OTAN et pour les relations transatlantiques. Il serait à tout le moins choquant que les États-Unis se posent en chef de file de l'Alliance et exigent son élargissement, tout en annonçant que les guerres en Europe du Sud-Est sont le 'problème de l'Europe' et ne relèvent pas de leur responsabilité.

En théorie, la majorité des Américains savent qu'ils ont intérêt à encourager l'unité et la responsabilité européennes. Rares sont ceux qui prônent l'unilatéralisme, et la plupart, dans et hors du gouvernement, proclameraient qu'ils sont des dirigeants lucides, conscients de la nécessité d'attribuer un rôle accru à l'Europe. Les Américains savent bien qu'il y a des avantages à ce que l'Europe soit plus unie et plus apte à s'occuper de sa propre sécurité.

Partager le pouvoir est cependant plus facile en théorie que dans la pratique. Les États-Unis considèrent qu'ils occupent une position de force au sein de l'OTAN et les pays -ou les individus- qui détiennent le pouvoir y renoncent rarement sans rien obtenir en échange. Les États de l'Union qui critiquent le dur marchandage de Washington au sein de l'OTAN feraient bien d'examiner leurs propres pratiques au sein de l'UE, où chacun s'attache, chaque fois qu'il le peut, à faire prévaloir son point de vue. Le fait est simplement que les États-Unis jouissent d'un pouvoir relatif au sein de l'OTAN plus important que celui de n'importe quel État européen au sein de l'UE.

Même si les Européens attendent des Américains qu'ils prennent l'initiative dans le développement d'une IESD, et même s'ils critiquent les États-Unis pour leur incapacité à créer cette identité européenne, la responsabilité en incombe en fin de compte à l'Europe elle-même. Les États-Unis veulent une Europe qui puisse contribuer davantage aux objectifs communs, mais on ne peut pas attendre d'eux qu'ils acceptent de renoncer seulement au pouvoir qu'ils détiennent. Les États-Unis considéreront toujours l'IESD comme un mécanisme à travers lequel une Europe plus unie pourra contribuer davantage à une Alliance clairement dirigée par sa principale puissance, les États-Unis. Confrontée à cette réalité, l'Europe peut choisir. Elle peut -sur le modèle de ce que l'UE a fait dans le domaine économique- édifier sa propre capacité militaire, établir une politique étrangère contraignante et institutionnalisée, et assumer la responsabilité de l'opération en Bosnie de manière unifiée et volontariste; ou alors, elle accepte le leadership des États-Unis, qui ne sont pas aussi disposés à partager le pouvoir que le voudraient la plupart des Européens. Les contraintes structurelles qui sont décrites dans cet essai -et l'expérience des années 90- laissent penser que c'est cette dernière solution qui prévaudra.

Ce document est disponible en anglais : The United States and the European Security and Defense Identity in the New NATO

 

ISBN / ISSN: 
ISBN : 2-86592-061-5 ISSN : 1272-9914