23
nov
2002
Politique étrangère Articles de Politique étrangère

La Piastre et le fusil. Le coût de la guerre d'Indochine, 1945-1954 Hughes TertraisComité pour l'histoire économique et financière de la France, Ministère de l'Economie, 2002, 634 p.Jean-Pierre Gomane, Politique étrangère, 4/2002, rubrique 'Lectures'.

Le volume du texte lui-même, et l’ampleur de l’appareil qui le prolonge, l’étaye, et l’enrichit, laissent à penser que l’auteur a souhaité se livrer à une étude approfondie, sinon exhaustive, d’un problème extrêmement ardu et complexe, situé au carrefour de plusieurs disciplines. Axé sur l’aspect économique et financier de la guerre d’Indochine, ce travail est contraint d’aborder, ce faisant, non seulement les aspects militaires, mais aussi la politique intérieure, la diplomatie et le rôle des puissances étrangères (essentiellement les Etats-Unis) et, plus encore, l’évolution socio-politique des communautés humaines rassemblées, jusqu’au 9 mars 1945, sous l’autorité de la puissance coloniale dont l’effondrement donnera naissance à trois Etats connaissant des situations de fragilité, de dépendance ou de révolte. L’auteur est d’ailleurs un éminent spécialiste de l’histoire contemporaine de cette région, et c’est fort de cette autorité qu’il se meut, presque à l’aise, dans le domaine aride des chiffres.
Le plan même de l’ouvrage reflète cette prédilection pour l’histoire générale. Après une assez brève introduction où la méthodologie et les difficultés rencontrées sont exposées, H. Tertrais se livre en fait, dans une première partie de près de 150 pages, à un survol des grandes étapes militaires, mais aussi politiques et diplomatiques, de ces quelque neuf années de troubles puis de guerre. Ce rappel ne sera pas inutile à la plupart des lecteurs qui, sans doute plus motivés par l’aspect technique du problème financier et économique, n’auront plus le souvenir de cet épisode, somme toute lointain, secondaire, presque marginal, de l’histoire de l’après-guerre. La deuxième partie apparaît plus technique, plus analytique, plus comptable pourrait-on écrire, puisqu’elle passe en revue les dépenses, les ressources, et le mode de gestion, pour le moins confus, des masses financières en jeu. Plus de la moitié des tableaux et graphiques de l’ouvrage sont regroupés dans cette partie, riche, elle aussi, de 150 pages environ. La troisième partie enfin, plus courte, décrit les conséquences de cette guerre: économiques –tant pour la France que pour les Etats issus de cet événement– mais aussi politiques, car elles aboutiront aux convulsions et à l’éclatement de l’Indochine française.
Bien sûr, on ne peut raisonnablement espérer mener à bien une étude de cette ampleur et de cette complexité sans laisser passer, parfois, quelques approximations, erreurs ou coquilles; celles-ci apparaissent bien minimes. Certes, il arrive à l’auteur d’avoir quelque mal à se repérer dans les arcanes d’une organisation militaire pas toujours limpide, et d’ailleurs évolutive. Il peut aussi buter sur quelques considérations techniques: les marins regretteront le silence fait sur le bricolage de quadrimoteurs de lutte anti-submersibles transformés en bombardiers lourds, seuls présents sur le théâtre dès 1952 –les Privateer ont pourtant payé un lourd tribut, notamment à la bataille de Diên Biên Phû, et leur achat, leur transformation et surtout leur perte avaient coûté fort cher–, tandis que le Japon n’est mentionné que dans les toutes premières pages par la description des exigences de l’ambassadeur Yatsumoto auprès de l’amiral Decoux. Or les Japonais, une fois vaincus, furent soumis à des paiements de réparations –qui se matérialisèrent en partie sous forme de travaux d’entretien et de maintenance des bâtiments des forces maritimes d’Extrême-Orient dans les chantiers d’Uraga et de Yokohama– dont il n’y a point trace; mais sans doute s’agit-il de montants modestes au regard de ceux que manipule l’auteur.
Celui-ci nous livre, à mi-parcours de son étude, une réflexion qui, après un demi-siècle, recèle une résonance fort actuelle. C’est 'le choix de l’Europe' (p. 391) que l’on peut discerner en certains esprits, dès cette époque. Il cite Jean Monnet. Mais les indications fournies sur la composition des gouvernements de la IVe République (p. 519) apparaissent plus révélatrices encore de l’option, encore informulée mais manifeste, prise par le pouvoir politique. Malgré l’instabilité reprochée à ce régime, on constate que, pendant la plus grande partie de la crise indochinoise (juillet 1948-janvier 1953), le ministre des Affaires étrangères n’est autre que Robert Schuman (qui était aux Finances en 1946-1947). En outre, certaines responsabilités liées à l’Indochine (ministère de la France d’Outre-mer ou des Etats associés, Haut Commissariat) furent souvent détenues par des personnalités proches du Mouvement républicain populaire (MRP) de l’époque. Il n’est un secret pour personne aujourd’hui que, pour des raisons politiques et éthiques, le 'père de l’Europe' était opposé aux aventures coloniales qui détournaient la France de l’objectif qu’il jugeait prioritaire. C’est d’ailleurs le prétexte des responsabilités assumées par la France hors d’Europe qui fut l’argument majeur des opposants à la 'Communauté européenne de Défense' que l’on s’efforce, un demi-siècle plus tard, de ressusciter!
H. Tertrais, malgré le titre délibérément restrictif de cette somme magistrale, nous entraîne donc bien au-delà du sujet annoncé, que justifie d’ailleurs la nature des commanditaires de l’étude, puisqu’il s’agit du ministère des Finances. Quant au titre lui-même, le rapprochement est éloquent, et sans doute efficace. Le fusil rappellera une citation d’un personnage alors adulé jusque dans les universités, sinon dans les salons parisiens: la piastre était-elle 'au bout du fusil'? Ce fut bien plutôt le fragile et ergotant franc (qui n’était pas encore le franc Pinay), montant bientôt en première ligne, et plus encore l’arrogant dollar, comme la preuve nous en est aujourd’hui magistralement administrée.