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Deux ans après l’invasion en Ukraine : la Russie a-t-elle gagné la guerre ?

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interview parue sur le site de l'

  Alliance Solidaire des Français de l'Etranger (ASFE)
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Dimitri Minic, historien des relations internationales, chercheur au centre Russie-Eurasie de l’Ifri et auteur de Pensée et culture stratégiques russes (Maison des sciences de l’homme, 2023), l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat, pour lequel il a reçu le Prix Albert Thibaudet. Il nous éclaire cette semaine sur les deux ans de la guerre entre la Russie et l’Ukraine le 24 février.

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Soldat ukrainien avec le drapeau
Soldat ukrainien avec le drapeau
Oleh Slepchenko/Shutterstock
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Cela fait deux ans que la guerre entre la Russie et l’Ukraine a débuté : comment comprendre cette guerre et son déclenchement ?

Je distinguerais deux niveaux. Le premier serait la définition de cette guerre comme objet politique. Elle est de la responsabilité de la Russie, dont les élites politico-militaires n’ont jamais accepté l’idée une Ukraine indépendante, démocratique et favorable à un rapprochement avec l’Occident. C’est donc à la fois une guerre impérialiste contre une ancienne partie de l’empire russe puis de l’URSS, une guerre d’un régime autocratique contre une démocratie et une guerre contre l’Occident perçu comme le sponsor de l’Ukraine.

Sur le plan stratégique, cette guerre est polymorphe. Elle n’a pas commencé il y a deux ans mais depuis bien plus longtemps : 2014, voire 2004-2005. Au cours des différentes périodes et des échecs successifs du Kremlin, la guerre, dont les stratégistes russes ont élargi le concept, a pris successivement les formes d’une pression non militaire (2004-2014), d’une stratégie indirecte « intégrale » (2014-2021), d’une dissuasion stratégique (2021-2022), d’une « opération militaire spéciale » (24 fév. 2022) et d’une lutte armée longue et de haute intensité (depuis fin fév. 2022). La guerre que l’on observe aujourd’hui est, du point de vue russe et sur le plan stratégique, une hétérotélie : l’« opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février 2022 n’aurait pas dû déboucher sur une lutte armée longue et de haute intensité, mais être un épilogue armé quasi-démonstratif des actions indirectes russes (subversion politico-administrative, attaques psychologico-informationnelles et cybernétiques, dissuasion stratégique…), qui pouvait par ailleurs capitaliser sur la stratégie indirecte intégrale conduite par Moscou contre l’Ukraine depuis huit ans.

La guerre en Ukraine, telle qu’elle se déroule aujourd’hui, est donc le fruit d’un échec stratégique initial, en partie dû à un tropisme théorico-stratégique qui a marqué les élites militaires durant les 30 dernières années, à savoir le contournement de la lutte armée, compris comme la centralité des moyens et méthodes non militaires et militaires indirects dans l’atteinte des objectifs politiques de l’État.

 

Et que dire de cette guerre de haute intensité que l’on observe depuis deux ans maintenant ?

Une fois l’échec de l’opération militaire spéciale acté, Moscou a augmenté son effort conventionnel et dû faire face à une guerre longue et de haute intensité imprévue, qui a connu, à mon sens, trois phases. La première partie, qui est une phase de mouvements, s’est jouée entre février et mars 2022, et s’est achevée par une retraite partielle de l’armée russe et une redéfinition des objectifs stratégiques russes (et non politiques, lesquels restent encore aujourd’hui la soumission de l’Ukraine). La deuxième partie s’est soldée par deux défaites de l’armée russe à Kherson et à Kharkiv fin 2022 après plusieurs mois d’une lente progression russe dans le Donbass. La troisième partie, qui correspond grosso modo à l’année 2023, est une phase de stagnation qui illustre bien la forme de cette guerre depuis mars 2022 : à savoir une guerre d’usure, d’attrition et de positions où l’artillerie domine, et que la contre-offensive ukrainienne très attendue n’aura pas réussi à modifier. Ainsi, la contre-offensive ukrainienne réussie de Kharkiv, fondée sur le mouvement, devrait être analysée comme une exception. Cela ne veut pas dire que cette guerre est atone, sans activité ; au contraire, les combats sont très dynamiques, mais ne se traduisent pas par des avancées territoriales importantes.

 

Au-delà du conflit armé entre les deux pays, c’est une véritable guerre d’information et de désinformation qui se déroule sous nos yeux : quels enseignements peut-on en tirer ?

Cette question a effectivement largement dépassé le champ de bataille ukrainien. D’une part, Moscou a échoué à convaincre les Ukrainiens de « rejoindre » la Russie – même si celle-ci ne renonce pas à « éduquer » les Ukrainiens dans les territoires occupés – et d’autre part, le Kremlin sait que l’aide occidentale à l’Ukraine est cruciale et que le deuxième champ de bataille est bien l’espace euro-atlantique.

Le problème de la guerre informationnelle, ou psychologico-informationnelle, comme on l’appelle dans la théorie stratégique russe, est qu’elle est intrinsèquement défavorable aux démocraties et en particulier à l’Occident. D’abord, l’État russe a toute latitude pour organiser des campagnes informationnelles plus ou moins longues, ciblées et subtiles, dans la mesure où les médias sont aux ordres ; c’est le fruit d’une pratique historique mais aussi d’une théorisation stratégique post-soviétique qui beaucoup étudié la guerre informationnelle et son versant psychologico-subversif. Ce n’est pas le cas en Europe ni aux États-Unis, où l’indépendance des médias à l’égard du politique est un principe fondamental et structurant de nos systèmes politiques, et où la théorie de la guerre informationnelle s’est beaucoup concentrée sur la dimension technique et cybernétique. Deuxièmement, l’État russe a beaucoup fait pour isoler les Russes de toute influence informationnelle extérieure, surtout « occidentale ». Non seulement ce serait très difficile à appliquer en Occident, mais c’est plutôt même le contraire qui se passe : les opinions publiques occidentales sont volontiers confrontées à l’influence psychologico-informationnelle russe. En effet, des acteurs officiels ou non de la propagande russe ainsi que des personnalités plus ou moins « prorusses » sont invités à librement s’exprimer dans les médias français, sans que le contradicteur soit toujours convaincant. Même des journalistes occidentaux très connus se livrent à ce travail de propagande, qu’ils en aient conscience ou non, à l’instar de Tucker Carlson. Des partis politiques, parfois proches de prendre le pouvoir aux États-Unis ou en France, relaient et justifient les récits diffusés dans la guerre informationnelle livrée constamment et sur tous les théâtres par la Russie. Rien de tout cela ne pourrait exister dans la Russie actuelle. Troisièmement, la Russie bénéficie beaucoup de l’antiaméricanisme encore fort en Europe de l’Ouest, et assez « œcuménique » (de l’extrême gauche à l’extrême droite). Tout cela limite la portée des actions, certes utiles, prises par les Occidentaux, comme l’interdiction de RT et Spoutnik.

D’autres phénomènes caractérisent cet affrontement : les scrupules et la réticence en Occident à manipuler, tronquer, falsifier voire inventer des faits, que la pratique russe ignore largement, ou encore une pratique occidentale plus responsable mais en même temps plus réactive, timorée, ponctuelle, compartimentée et lente, face à une pratique russe plus proactive, constante, plus coordonnée, audacieuse, dynamique et sans vergogne.

Pour autant, il ne faudrait pas exagérer la capacité de la Russie à mener la guerre informationnelle : Moscou n’est fort que de nos faiblesses, de nos divisions, de nos fractures. Les actions psychologico-informationnelles russes peuvent les exploiter, les cultiver et les aggraver mais ne peuvent pas, contrairement à ce que les stratégistes russes peuvent d’ailleurs croire, créer de réalités ex-nihilo. C’est donc sur nos divisions qu’il faut travailler pour mieux se protéger de la guerre informationnelle russe. Il faut notamment s’inspirer de l’Ukraine qui a su exploiter les faiblesses russes dans le domaine psychologico-informationnel.

 

Les élections présidentielles en Russie devraient se dérouler au printemps : quelles conséquences cette échéance peut-elle avoir sur la situation ?

A priori, aucune conséquence sérieuse. Il est même trompeur d’appeler cela une « élection ». Il s’agit d’une pièce de théâtre, qui peut certes légèrement surprendre, comme l’a illustré la mésaventure Nadezhdine, mais qui reste sous contrôle. En revanche, l’armée russe s’est donné les moyens de pouvoir accélérer en Ukraine, peut-être dans la perspective de l’élection présidentielle russe, mais aussi et surtout pour obtenir un maximum de gains territoriaux avant l’élection présidentielle américaine. Moscou essaye de profiter à fond de ses avantages en ressources humaines et matérielles, et pourrait chercher à reprendre les territoires perdus lors des précédentes contre-offensives ukrainiennes, afin de porter un coup symbolique et donc psychologique à Kiev et aux capitales occidentales. Neutraliser l’aide occidentale à l’Ukraine est le premier objectif stratégique du Kremlin.

Mais des obstacles demeurent pour le Kremlin : premièrement, les difficultés toujours importantes de ses unités à manœuvrer au-delà d’un certain niveau tactique ; deuxièmement la détermination des capitales occidentales à soutenir l’Ukraine, qui est bien réelle et ne devrait pas être remise en cause par des avancées militaires substantielles de la Russie ; troisièmement, les capacités militaires encore solides de l’Ukraine et la détermination des Ukrainiens à rester libres. Le plus notable est que l’agression du 24 février, les crimes de guerre, les déportations d’enfants ukrainiens, les actions hostiles contre les intérêts directs des puissances occidentales semblent avoir convaincu l’Union européenne – qui devra s’affirmer comme le principal soutien de l’Ukraine – de la malfaisance du Kremlin.

 

Quelles perspectives d’évolution voyez-vous à cette guerre ?

Une phase mouvement peut revenir si l’un des deux belligérants s’affaiblit tandis que l’autre se renforce et s’adapte. L’Ukraine est dans une position délicate car – à cause de l’instabilité du soutien de ses alliés et de la nature démocratique de son gouvernement – elle manque cruellement de munitions d’artillerie et met du temps à procéder à une mobilisation des hommes pour assurer une rotation et tenir la ligne de front, à défaut de reconquérir ses territoires. Elle en pâtit déjà, comme à Avdiivka et peut-être à court et moyen termes dans d’autres zones de l’oblast de Donetsk ou vers Kupiansk. De l’autre côté, après son erreur stratégique initiale, des renoncements et des défaites jusqu’à l’automne 2022, le Kremlin a fait des choix difficiles et risqués qu’il n’avait pas envie de faire à l’origine : une mobilisation partielle des hommes, une mobilisation du complexe militaro-industriel, des concessions aux milieux ultra-nationalistes, l’abandon de la ville de Kherson… Mais force est de constater que la Russie a bien négocié ce tournant en construisant de profondes défenses, en visant systématiquement l’arrière ukrainien, en négociant des approvisionnements en matériel militaire auprès de l’Iran et de la Corée du nord, en réimposant son autorité face aux « têtes » nationalistes publiques trop critiques (Prigozhin, Kadyrov, Strelkov…) et en s’adaptant à certaines réalités du champ de bataille.

L’Ukraine vit en ce moment cette période difficile. Si ses alliés ne se mobilisent pas de façon radicale très rapidement, l’armée ukrainienne devra progressivement céder à certains endroits du front pour économiser les hommes et les munitions, et se concentrer sur les zones les plus stratégiques. Pour pallier ce déficit chronique en ressources, Kiev sera contraint de construire des défenses solides et profondes, de continuer de trouver des alternatives (certes limitées) aux munitions d’artillerie – comme les drones – et de tenter de tirer profit de frappes dans la profondeur russe en Ukraine, en espérant épuiser l’armée russe.

 

> Lire l'interview dans son intégralité sur le site de l'Alliance Solidaire des Français de l'Etranger (ASFE)

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Dimitri MINIC

Dimitri MINIC

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Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri

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