05
juin
2022
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Soldats ukrainiens
Dimitri MINIC, interviewé par Antoine Malo dans Le Journal du Dimanche

Dimitri Minic, chercheur à l’Ifri : « L’armée ukrainienne va monter en puissance au fil des mois »

Dimitri Minic, chercheur à l’Ifri (Institut français des relations internationales), revient pour le JDD sur les combats qui se déroulent actuellement dans le Donbass et tente de dessiner les futurs contours de la guerre russe en Ukraine.

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La ville de Sievierodonetsk « constitue un objectif intermédiaire de la stratégie militaire russe et sa conquête aurait un certain impact », notamment « pour le moral des forces russes », estime-t-il. Mais la Russie enregistre des pertes humaines importantes. « Les deux armées auront besoin de faire des pauses opérationnelles car ce niveau n’est soutenable pour aucune d’elles, surtout si la Russie reste rétive à recourir à la mobilisation partielle ou générale », ajoute-t-il.

 

Quel bilan tirez-vous des cent premiers jours de guerre en Ukraine ?

Cette guerre est inhabituelle pour les pays européens à de nombreux égards. Depuis 1945, c’est la première fois qu’une grande puissance militaire européenne comme la Russie affronte un adversaire capable de se défendre réellement. Si les élites politico-militaires russes ont clairement pâti de leur autohypnose traditionnelle, il reste difficile de juger de façon catégorique les échecs militaires de la Russie tant cette guerre présente des caractères inédits, auxquels l’armée russe n’était d’ailleurs pas préparée.

 

Diriez-vous que la Russie, après l’échec de la première phase, réussit sa campagne du Donbass ? Sur quoi repose sa stratégie ?

La première phase est un échec patent à juger à l’aune des objectifs initiaux irréalistes du Kremlin. À son issue, Moscou s’est tout de même emparé de l’Ukraine méridionale et de territoires orientaux du pays. La concentration de l’armée russe sur le Donbass est une conséquence de ce premier échec. La stratégie dans le Donbass, dès le début de la deuxième phase, semble avoir été d’encercler les forces ukrainiennes sur la ligne Izyum-Donetsk, ce qui, là encore, s’est soldé par un échec. Un encerclement plus modeste mais réussi a donc été initié à partir de Popasna. Cela fait maintenant un mois et demi que l’armée russe tente de prendre Sievierodonetsk et nous voyons aujourd’hui la difficulté qu’ils ont à progresser dans cette ville.

La même stratégie qu’à Marioupol va sans doute être conduite. Dans ces conditions, il est difficile de parler de réussite.

 

La bataille se concentre actuellement à Sievierodonetsk. Étant donnée sa situation très orientale, y-a-t-il un réel intérêt stratégique à la contrôler ou est-on plutôt dans le registre du symbole ?

Ce serait une prise importante car c’est la dernière ville d’envergure située dans cet oblast de Louhansk revendiqué par les séparatistes prorusses. Cela constitue un objectif intermédiaire de la stratégie militaire russe et sa conquête aurait un certain impact. Si les forces russes avancent lentement et si les gains sont modestes, ces derniers restent relativement constants. Une telle prise est donc importante pour le moral des forces russes et la crédibilité du Kremlin.

 

Les Ukrainiens ont-ils intérêt à s’y accrocher ? La localité voisine de Lyssychansk, de par sa situation plus en hauteur, ne constitue-t-elle pas une meilleure position défensive ? 

Les Ukrainiens ont intérêt à résister dans toute ville importante car les combats urbains, pour l’attaquant, sont les plus difficiles à supporter en termes de pertes humaines et matérielles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’armée russe bombarde allègrement ces zones urbaines. Les Ukrainiens tenteront peut-être des contre-attaques sur Sievierodonetsk mais leur succès est loin d’être acquis car l’armée russe a concentré d’importants moyens dans la zone. Cela se fait au détriment des autres fronts, à Kherson et près de Kharkiv, où les forces russes sont sur la défensive.

 

Certes, mais depuis le début de cette nouvelle phase du conflit, les Ukrainiens semblent assez peu capable, hormis le « nettoyage » des environs de la région de Karkhiv, de passer en posture offensive. À quoi l’attribuez-vous ?

Les Ukrainiens doivent se préparer à la bataille pour Kramatorsk et Slaviansk, dont la sauvegarde ou la capture scellera le destin du Donbass. La stratégie de Kiev est dorénavant de contre-attaquer dans les oblasts de Kherson et de Kharkiv, aux deux extrémités des territoires conquis par Moscou, tout en résistant dans le Donbass. Des contre-attaques ukrainiennes réussies pourraient pousser l’armée russe à y envoyer des renforts et à desserrer l’étau sur le Donbass.

 

L’arrivée d’armes lourdes occidentales, notamment les canons d’artillerie Caesar ou Howitzer, avait été présentée comme un possible facteur d’inversion du rapport de forces. Cela ne semble pas être le cas. Comment l’expliquez-vous ?

L’afflux d’armes occidentales – entre autres types d’aide – ne doit pas faire oublier la potentielle écrasante supériorité matérielle et humaine russe.

En outre, il faut garder à l’esprit que l’intégration des armes occidentales au système de défense ukrainien n’est pas si rapide. Par exemple, certains équipements avancés requièrent des formations. Par ailleurs, le front le plus intense est aujourd’hui le Donbass, soit le territoire le plus à l’est de l’Ukraine, ce qui allonge les lignes de communication ukrainiennes. L’armée ukrainienne va monter en puissance au fil des mois. Pour ce type de guerre, trois mois, cela reste une période relativement courte.

 

Pour la première fois, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, a évoqué les pertes quotidiennes au sein de son armée : entre 60 et 100 morts et 500 blessés. Combien de temps cela peut être soutenable ? A-t-on une idée des pertes côté russe ?

Le nombre de morts et de soldats hors de combat est très élevé car la guerre en Ukraine est une guerre de haute intensité. Les deux armées auront besoin de faire des pauses opérationnelles car ce niveau n’est soutenable pour aucune d’elles, surtout si la Russie reste rétive à recourir à la mobilisation partielle ou générale.

Environ 30 000 à 35 000 soldats russes sont probablement hors de combat, soit morts, blessés ou déserteurs. Cela correspond à environ 15 % des forces engagées au début de la guerre.

Les pertes humaines et matérielles ukrainiennes sont probablement élevées mais moindres.

 

Certaines voix russes appellent à un conflit encore plus dur en Ukraine et poussent à ce que l’armée monte encore en puissance. Ont-elles un écho auprès de l’opinion et du pouvoir ?

Oui, ces appels sont réguliers depuis des semaines. Mais le Kremlin n’aura recours à une mobilisation générale qu’en dernier ressort, s’il sent que ses gains territoriaux en Ukraine sont en péril. Cette décision pourrait clairement entraîner la chute du régime. Des mesures sont donc prises pour contourner la mobilisation, comme le recul de la limite d’âge, passée de 40 à 61 ans, pour s’engager dans l’armée. Faciliter l’engagement volontaire, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins régulière ou légale, est une étape intermédiaire.

 

Le Donbass est-il devenu le seul objectif de Vladimir Poutine ou la conquête de tout ou partie de l’Ukraine est-elle encore envisagée ?

Le Donbass n’est qu’un stade intermédiaire.

L’objectif du Kremlin est, comme il le montre clairement depuis dix-huit ans, le retour de l’Ukraine dans le giron russe. Ce comportement impérial a d’abord consisté en une stratégie indirecte pour empêcher Kiev de s’arrimer à l’Occident, avant de devenir une lutte armée de haute intensité pour conquérir l’Ukraine. La destruction de l’État ukrainien est même en soi un objectif intermédiaire. La Russie a d’ambitieux projets pour l’Europe.

 

 

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