21
sep
2023
Espace Média L'Ifri dans les médias
Le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgu lors du défilé militaire à la Place Rouge, Moscou, 9 mai 2023.
Dimitri MINIC, interviewé par Clément Daniez pour L'Express

Guerre en Ukraine : "Ce que fait le commandement russe relève de l’improvisation"

Il n’y a pas que les forces ukrainiennes, actuellement en pleine contre-offensive, qui s’adaptent à leur adversaire. Depuis le début de la guerre, l’armée russe se révèle capable d’autocritique, pour faire évoluer ses dispositifs de combat. C’est ce que confirme Que pense l’armée russe de sa guerre en Ukraine ?, une nouvelle étude de Dimitri Minic, du centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales.

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"Plutôt qu’une guerre de mouvements, l’armée russe s’est vue contrainte de mener une lutte armée de haute intensité et d’usure", résume le chercheur, auteur de Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Editions de la Maison des sciences de l’homme). Entretien.

L’Express : Quelles leçons les Russes ont-ils tirées de leurs échecs en Ukraine ?

Dimitri Minic : Les élites militaires russes ont discuté de quelques domaines liés aux actions de combat : l’artillerie, les formations tactiques terrestres et la capacité à les manœuvrer efficacement, les drones, ainsi que les forces aérospatiales. Plusieurs inquiétudes remontent : le gaspillage et la pénurie de ressources matérielles et humaines, la difficulté à les mobiliser, et enfin la disparition des personnels qualifiés pour employer des équipements complexes et modernes.

Ces élites en sont venues à prodiguer des conseils élémentaires, comme le fait de ne pas masser des troupes en mouvement sur des petits espaces ou de disposer d’informations cartographiques fiables. Il en ressort deux recommandations pour le champ de bataille : le développement des moyens de renseignement, surveillance et reconnaissance, combinés aux frappes, en insistant sur l’importance des drones tactiques et de leur utilisation en "essaim" ; ensuite, la prise en compte de la "transparence" du champ de bataille, nécessitant des unités dispersées, plus petites, plus mobiles et décentralisées que l’organisation précédente.

Justement, depuis le début de cette guerre, l’armée russe a pu donner l’image de forces inadaptées aux combats du moment. A quel point a-t-elle fait son autocritique ?

L’armée russe n’avait pas été réformée ni préparée à la conduite d’une telle guerre. La pensée stratégique russe était en effet axée, depuis la chute de l’URSS, sur le contournement de la lutte armée. Cependant, les élites militaires comme les dirigeants russes ont surestimé à la fois l’efficacité du contournement et leur propre capacité à le mettre en oeuvre. La mise en oeuvre de cette pensée, combinée aux spécificités de la culture stratégique russe, ont conduit à l’échec initial de l'"opération militaire spéciale". Moscou a dû, dès les premiers jours, intensifier son effort conventionnel et finira par changer de stratégie quelques semaines plus tard. Plutôt qu’une guerre de mouvements, l’armée russe s’est vue contrainte de mener une lutte armée de haute intensité et d’usure, où la puissance de destruction et l’artillerie sont devenus centrales. Tout cela a été identifié et critiqué par les élites militaires, qui ont produit des analyses sur les défaillances de la prévision et du renseignement, le manque de planification, la préparation inadéquate des troupes ou encore l’emploi médiocre des troupes aéroportées (VDV).

L’armée ukrainienne a du mal à percer sur le front de Zaporijia. Sur quelle pensée stratégique l’armée russe s’est-elle fondée pour préparer et tenir ses lignes de défense ?

Il faut d’abord rappeler que l’armée russe ne s’attendait pas et n’était pas préparée à livrer ce type d’opérations ni de combats. Dans le plan de "l’opération militaire spéciale", le rôle joué par les actions indirectes (dissuasion stratégique, actions subversives armées et non armées, actions psychologico-informationnelles et cybernétiques…) était censé surpasser celui des forces armées, lequel devait être final et limité. Mais cela a largement échoué, dès le 24 février. Depuis, ce que fait le commandement russe relève de l’improvisation, avec plus ou moins de succès.

La défense mise en place par l’armée russe dans l’oblast de Zaporijia date de l’ère Sourovikine, qui fut le plus compétent des commandants des troupes russes en Ukraine [d’octobre 2022 à janvier 2023]. Cette défense relativement efficace est profonde et assez traditionnelle avec une première zone saturée de mines, de moyens de reconnaissance et des frappes associées, très difficile à franchir, même si l’armée ukrainienne y est parvenue à Robotyne. Cependant, des développements théoriques sur la défense, produits avant la contre-attaque ukrainienne de l’été 2023, ont révélé deux sentiments grandissants chez les élites militaires russes : la pénurie d’hommes et de moyens.

Les dernières analyses se montrent également lucides sur l’aspect contreproductif de la cruauté et des crimes de guerre, sans visiblement être écoutées…

Personne ne défend, dans les sources que j’ai lues, la cruauté de l’armée. Reste que la responsabilité de l’armée russe dans certains crimes de guerre et exactions, comme à Boutcha, n’est pas directement pointée du doigt. Quand il est mentionné, ce massacre est présenté comme une savante mise en scène des "scénaristes" occidentaux en Ukraine. Il a même pu arriver que la stratégie russe d’intimidation et de menace de destruction des infrastructures (y compris nucléaires) et de la population ukrainienne soit louée.

Dans tous les cas, depuis le 24 février, dans leurs écrits, les élites militaires ont invité à la modération et expliqué l’importance pour une armée d’invasion d’adopter une attitude bienveillante à l’égard de la population, et de la protéger des affres de la guerre. La destruction des villes et des infrastructures, et la cruauté envers la population sont jugées contre-productives car elles nuisent aux objectifs fixés, l’argument moral étant absent. Les faibles dispositions psychologiques et morales des soldats russes (mais aussi de la population russe), dont il est reconnu qu’ils n’ont pas été préparés à mener l’opération militaire spéciale, et encore moins la guerre qui en a découlé, ont aussi intéressé les élites militaires russes.

Vous notez dans les publications stratégiques une réflexion tardive sur l’utilisation des chars…

La question des chars de combat a d’abord été abordée de façon indirecte, en soulignant notamment l’importance de protéger leur tourelle contre les armes antichars portatives et les munitions rôdeuses, via des solutions rudimentaires tels des cages et écrans métalliques. Il a fallu attendre juillet pour voir la parution du premier article à traiter de la question. Le constat est sans appel : l’opération militaire spéciale a modifié la façon d’employer les chars de combat, dans un espace saturé de troupes équipées d’armes antichars portatives modernes (Javelin, NLAW), passés à un rôle d’appui feu à l’infanterie. Diverses adaptations sont cependant louées chez les tankistes : quantité minimale requise d’obus dans le coffre à munitions, conduite systématique de la reconnaissance via des drones…

Une guerre longue se mène avec un soutien industriel. Que recommandent les cercles stratégiques ?

Bien qu’elle soit affaiblie par les sanctions, l’industrie d’armement russe ne s’est pas effondrée. Pourtant, la production russe reste très dépendante des technologies de pointe occidentales – qu’elle continue de se procurer dans une certaine mesure – et l’Etat privilégie des produits chinois de moindre qualité, y compris des drones de petite taille. Les élites militaires brossent un portrait pessimiste de cet ensemble et sont pleinement conscientes de l’impact délétère des sanctions occidentales sur le complexe militaro-industriel russe. Certains acteurs gravitant à l’intersection des communautés militaires et industrielles russes y voient aussi l’opportunité de proposer leurs solutions et projets particuliers (simulateurs tactiques, systèmes de lutte anti-drone, drones, service logistique), et, peut-être, d’en tirer des bénéfices.

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> Lire l'interview sur le site de L'Express

 

 

 

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