27
oct
2023
Espace Média L'Ifri dans les médias
Sahra Wagenknecht, membre du parti d'extrême gauche Die Linke, Berlin, octobre 2018
Éric-André MARTIN, interviewé par Atlantico

Avec l’apparition d’un parti de gauche anti-immigration, les premiers sondages montrent que la vie politique allemande change de visage

Selon un récent sondage du quotidien Bild, le parti de gauche anti-immigration de Sahra Wagenknecht atteint les 12% d'intentions de vote. Die Linke récupère des électeurs du parti d'extrême droite AfD.

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Atlantico : Un récent sondage publié par le quotidien allemand Bild, indique que le parti de gauche anti immigration de Sahra Wagenknecht atteint les 12% d'opinions de vote. Est-ce un parti de gauche ou d'extrême gauche ? Que pouvez-vous nous dire sur cette formation politique ?

Eric-André Martin : L'alliance Sahra Wagenknecht constitue l'amorce d'un parti que l'on pourrait qualifier de parti populiste de gauche, lequel devrait se présenter aux élections en 2024 et profiter du cycle électoral qui lui sera favorable avec les élections européennes et les élections dans trois nouveaux Länders. Sahra Wagenknecht est une personnalité charismatique. Elle est née dans les Länder de l'Est et a commencé avec son engagement politique au sein du Parti communiste de RDA. Elle a une forte légitimité politique à gauche parce qu'elle est la compagne d'Oscar Lafontaine. J'ajouterais que c'est une ligne qui est a priori anti- mondialiste. Sahra Wagenknecht serait l'équivalent allemande de la France insoumise en France avec des particularités qui seraient d'une part, une ligne anti- guerre, puisqu'il y a quelques mois de cela, elle avait lancé une pétition qui avait récolté plus de 700 000 signatures contre la guerre en Ukraine ; d’autre part une attitude restrictive sur l’immigration. Sahra Wagenknecht est une personnalité clivante, très engagée dans le débat politique allemand depuis plus de vingt ans. 

 

D'après ce sondage, Sahra Wagenknecht récupère des électeurs du parti d'extrême droite AfD qui s'installe comme force politique dans le pays. Pourquoi cette montée du populisme en Allemagne ?

L'Allemagne entre dans une période de ralentissement économique qui s'accompagne de fortes inquiétudes par rapport à des risques de désindustrialisation. L'Allemagne est, quelque part, rattrapée par des phénomènes qui ont déjà touché il y a quelques années les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. On voit arriver un phénomène politique de protestation et de rejet de la responsabilité sur la classe politique aux affaires. Ce phénomène populiste commun aux démocraties occidentales finit par émerger aussi en Allemagne. Il y a quand même une polarisation du pays entre le l'Est et l'Ouest qui est déjà bien identifiée et un autre phénomène dont on commence à prendre la mesure, qui est une forme de saturation des capacités d'accueil et d'absorption par l'Allemagne des vagues d'immigration, surtout depuis le début de la guerre en Ukraine. 

 

Cette montée du populisme, c'est une réalité politique qui traduit quelque chose ? 

Je pense qu’elle traduit une forme d'angoisse face à ce que beaucoup d'Allemands ressentent comme un risque de déclassement. N'ayant pas, de leur point de vue, une réponse suffisante de la part des partis au pouvoir, ils cherchent soit à donner un signal d'alarme, soit à sanctionner les partis au pouvoir, soit à chercher des alternatives. La guerre en Ukraine a accéléré ce sentiment.

Dans son étude sur le populisme en Allemagne, notre collègue Philip Manow met en avant deux éléments. D'une part, le fait que l'Allemagne va vivre une crise économique un peu décalée par rapport aux autres pays occidentaux et qu'elle va être de ce fait atteinte par les mêmes phénomènes politiques que les autres pays. D’autre part, il y a aussi le fait que le populisme en Allemagne, ce n'est pas (contrairement à ce que les études laissaient entendre au départ) le vote de laissés pour compte. Ce vote n’est pas celui des perdants de la mondialisation. En réalité, c'est un vote qui est installé aussi bien dans la jeunesse que dans les catégories socioprofessionnelles de gens bien intégrés, installés dans la vie économique et qui, de ce fait, réagissent face à un sentiment de précarisation et de vulnérabilité.
 

Vous venez de publier une étude sur les nouvelles radicalités allemandes. Quels en sont les principaux résultats ? 

L'Allemagne n'est plus une exception en Europe par rapport au phénomène populiste. Peut-être que la classe politique allemande s'est bercée d'illusions dans ce domaine en pensant qu'elle resterait à l'abri alors qu’elle ne l’est pas. Le parti d’extrême droite, l'AfD, poursuit son implantation dans les nouveaux Länders, comme on l'a déjà dit, mais aussi dans des Länders riches et qui, à priori, n'étaient pas les plus exposés. Les récentes élections régionales en Hesse et en Bavière viennent le confirmer. 

Il y a aussi un phénomène d'usure du centre, puisque les partis avec les grandes coalitions (chrétiens démocrates et sociaux démocrates) se sont un peu étouffés mutuellement en exerçant si longtemps ces grandes coalitions. Il y a une perte de lisibilité sur l'action. Les limitations entre les partis du centre ne se distinguent plus. Les électeurs sont à la recherche d’alternatives à ces partis populaires centristes. C'est un élément qui semble se vérifier avec les dernières élections et qui devrait encore se poursuivre en 2024 avec le cycle électoral.

L'Allemagne est en train de normaliser sa vie politique par rapport aux critères des autres pays européens, voire des Etats-Unis également. Elle doit compter sur une forme de fragmentation de son système de partis qu'elle croyait assuré d'une grande stabilité. Aujourd'hui, il y a six partis au Bundestag. Si Sahra Wagenknecht réussit son pari, il y aura sept partis, voire huit avec l’arrivée des Freie Wähler. Il y a une mutation du système politique allemand sous la pression de forces populistes. Ça appelle les autres à trouver un certain nombre de réponses, par le biais de réformes, qui permettent de calmer cette inquiétude, voire ce mécontentement de leur électorat. La montée de ces forces populistes génère une pression assez forte sur les partis au pouvoir. Le premier effet est un durcissement du débat politique sur l’immigration. 

 

L’Allemagne doit-elle repenser son modèle politique et économique ?

Aujourd’hui, la pression est davantage sur le modèle économique que sur le modèle politique qui est assez stabilisé. 

Le problème de fond dans une démocratie, c'est qu'il faut que l'offre politique soit en adéquation avec la demande, avec les attentes des citoyens. Or, il y a un problème de recentrage ou de repositionnement des partis traditionnels pour contenir ces forces qui viennent les déborder à droite. On l'a vu avec l'AfD. On le voit aussi à gauche avec Sahra Wagenknecht. 

 

Aux prochaines élections, les populistes peuvent-ils s’emparer du pouvoir ? 

C'est assez difficile dans la mesure où ça sera en 2025. Je dirais que le premier impact politique d’une poussée populiste au niveau fédéral, si elle devait se confirmer, se ferait sentir en 2024 lors des élections dans les nouveaux Länders que sont la Saxe, le Brandebourg et la Thuringe. On pourrait arriver à un émiettement des partits raditionnels. Ces Länders  deviendraient ingouvernables, sauf à admettre de soutenir l'un des partis populistes qui est au pouvoir, notamment l'AfD

 

> Lire la note de Eric André Martin « La fin d’une parenthèse heureuse. Comment la guerre d’Ukraine contraint l’Allemagne à repenser son modèle », Notes du Cerfa, n° 175, Ifri, septembre 2023.

> Lire l'Etude de Philip Manow « Un pays profondément déstabilisé. Fragmentation politique et polarisation dans l’Allemagne d’aujourd’hui », Études de l’Ifri, Ifri, octobre 2023.

 

Lire l'article sur le site d'Atlantico.

 

 

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