28
nov
2019
Espace Média L'Ifri dans les médias
Corentin BRUSTLEIN, cité par Alexis Feertchak pour Le Figaro

Moscou propose à Washington de prolonger un traité nucléaire menacé

Le traité New Start, ratifié en 2011 entre les deux superpuissances nucléaires, expire en 2021. Les Russes sont prêts à le prolonger, mais les Américains regardent, inquiets, vers la Chine.

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Quand un jeu se jouait jusque-là à deux, que l’un des joueurs veut maintenant qu’il se joue à trois, mais que le nouveau joueur désigné refuse, il y a fort à parier que le jeu s’arrête, ni plus ni moins. C’est, de façon imagée, ce qui se passe actuellement en matière nucléaire alors que les deux anciens rivaux de la Guerre froide - la Russie et les États-Unis - continuent d’être des géants nucléaires (plus de 90% des têtes nucléaires dans le monde), mais que Washington observe avec suspicion les développements de la Chine.

L’un des principaux sujets d’inquiétude concerne le traité américano-russe New Start (pour Strategic Arms Reduction Treaty), héritier des traités de limitation et de réduction des armements stratégiques (Salt, Start, Sort, etc.) dont les premiers datent de la Guerre froide. Ratifié en 2011 sous Barack Obama et Dmitri Medvedev, le traité New Start arrive à expiration en 2021. Mercredi, la Russie a formellement proposé aux États-Unis de le prolonger de cinq ans, possibilité prévue par le texte, mais Washington est depuis plusieurs années réticent sur le sujet. «Nous avons proposé aux États-Unis de prolonger le traité de cinq ans comme prévu dans le traité ou, si pour une période plus courte, si cela est inconfortable, côté américain», a déclaré le vice-ministre des Affaires étrangères, Sergei Ryabkov, à l’agence de presse RIA.

New Start pose des limites quantitatives aux arsenaux nucléaires stratégiques de la Russie et des États-Unis. Ceux-ci ne doivent pas dépasser, chacun, les 1550 têtes nucléaires déployées (c’est-à-dire prêtes à être utilisées). Par ailleurs, chaque pays ne doit pas disposer de plus de 700 lanceurs stratégiques déployés. On entend par là l’ensemble des missiles terrestres intercontinentaux (ICBM en anglais), des missiles balistiques tirés depuis des sous-marins (SLBM) et des avions-bombardiers dits stratégiques comme les célèbres B-2 ou B-52 américains (Tupolev 95 ou 160, côté russe).

«Dès l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, Vladimir Poutine lui a fait part de son souhait de le voir prolonger, mais Donald Trump a tout de suite été convaincu que c’était une mauvaise idée », rappelle Corentin Brustlein, chercheur à l’IFRI. À cela, une première raison très prosaïque et personnelle: dans la mesure où le traité datait de l’ère Obama, Donald Trump ne pouvait le voir qu’avec suspicion vu le rapport qu’il entretient avec son prédécesseur.

 

«Planeur hypersonique»

À l’inverse, les Russes sont traditionnellement attachés à ces traités de limitation des armements stratégiques, qui permettent de souligner leur parité avec les États-Unis. Vestige de la Guerre froide, c’est le dernier domaine dans lequel Russes et Américains sont au même niveau. Autre raison: Moscou redoute une nouvelle course aux armements qui s’avérerait fatale pour leurs finances, comme ce fut le cas pour l’URSS dans les années 80. Au contraire, depuis trois ans, sur fond de crise économique persistante, le budget militaire russe diminue.

À l’inverse, pourquoi les Américains sont-ils clairement réticents pour prolonger New Start? «Une première raison tient à la perception américaine de la Russie, Moscou n’ayant pas été subtil du tout pour pousser Washington à entrer en discussion. Au contraire, les Russes ont tout fait pour donner l’impression qu’ils voulaient contourner les obligations de New Start», explique Corentin Brustlein, en référence, notamment, au discours de Vladimir Poutine du 1er mars 2018 dans lequel le président russe a présenté diverses nouvelles armes stratégiques présentées comme invulnérables. «Toutes ces armes, à la faisabilité douteuse pour certaines, ont pour objectif de montrer que les défenses antimissiles adverses sont inutiles et que les Russes sont toujours capables de frapper, en l’occurrence, le territoire américain», précise le chercheur. Depuis le retrait américain du traité Anti-Ballistic Missile (ABM) en 2003, qui limitait largement les possibilités de défense antimissiles, les Russes sont extrêmement inquiets du déploiement du bouclier américain en Europe de l’Est, dont ils estiment qu’il pourrait mettre à mal leurs capacités de dissuasion nucléaire.

Parmi ces nouvelles armes, «Avangard», un planeur dit hypersonique, autrement dit dont la vitesse est au moins cinq fois supérieure à celle du son. Ce type d’engins, d’abord propulsé par un traditionnel missile intercontinental, est ensuite capable de planer sur les couches hautes de l’atmosphère, ce qui lui permet de dessiner des trajectoires beaucoup plus complexes qu’un missile balistique traditionnel, trop prévisible avec sa trajectoire en cloche. Il peut ainsi échapper plus facilement aux défenses antimissiles. La technologie onéreuse des planeurs hypersoniques, actuellement maîtrisée par les Russes, les Américains et les Chinois, est particulièrement prisée pour garantir une dissuasion nucléaire la plus crédible possible.

Du 24 au 26 novembre, des représentants américains ont pu inspecter des «Avangard», ce premier modèle de planeur hypersonique russe devant être mis en service dans les forces russes avant la fin de l’année. Cette inspection représente l’autre versant du traité New Start, qui comprend des procédures de vérification en plus des limitations quantitatives. Chaque année, les États-Unis comme la Russie peuvent procéder à un certain nombre d’inspections, très encadrées, des équipements de l’autre.

«On va par exemple enlever la coiffe d’un missile pour voir ce qu’il y a dessous, mais on va couvrir les têtes nucléaires pour ne pas tout révéler à l’autre. Sur le temps long, cela crée une certaine confiance. Ça permet de mesurer la stabilité stratégique », estime Corentin Brustlein, qui met en garde: «Si on perd cette transparence sur la structure des forces adverses, cela crée une incertitude qu’il faut prendre en compte en renforçant sa propre posture». Autrement dit, dans le doute, il faut mieux en faire plus que pas assez, ce qui risque de produire davantage de prolifération.

 

La Chine dans le viseur américain

Dans ce cadre, pourquoi les États-Unis souhaiteraient-ils quand même prendre le risque de voir New Start mourir sans successeur? «La raison la plus fondamentale, largement partagée par la communauté de défense américaine, se résume en une priorité accordée à la Chine. Nous entrons dans une ère de conflictualité renouvelée. Dans ce contexte, les contraintes en matière d’armements sont vues comme des désavantages», explique Corentin Brustlein. La Chine ne fait effectivement pas partie de ces accords de réduction des armements stratégiques qui concernent les deux géants de la Guerre froide. Si Pékin faisait partie de New Start, «elle serait bien sûr sous les plafonds. Il y aurait en revanche un changement en matière de transparence avec des inspections alors que la Chine garde le secret sur ses capacités», précise le chercheur.

Même si les estimations tablent sur environ 300 têtes nucléaires, côté chinois (contre 1550 pour la Russie ou les États-Unis), «les Américains veulent absolument une trilatéralisation du contrôle des armements. Leur priorité est de faire entrer la Chine dans les négociations sur l’avenir de New Start. Ils devraient envoyer des propositions à Pékin début 2020 et acceptent clairement le risque que le traité arrive à expiration. Ils espèrent ainsi faire pression sur Pékin mais aussi sur Moscou. Les Américains estiment que personne n’a envie de voir Washington sortir de tout contrôle», poursuit le chercheur, qui conclut son raisonnement: «Rien ne dit que cette stratégie américaine va fonctionner».

C’est le même raisonnement qui avait déjà poussé les États-Unis, en 2018, à sortir d’un autre grand traité américano-russe, celui sur les forces nucléaires intermédiaires (INF en anglais), qui avait permis en 1987 de clore la «crise des euromissiles». Le traité, qui interdisait tous les missiles sol-sol entre 500 et 5500 km de portée, n’incluait pas la Chine, qui dispose d’un arsenal croissant en cette matière. Derechef, le risque est grand que la rivalité sino-américaine ruine, pas à pas, les progrès en matière de contrôle des armements, qui concernait jusque-là d’abord Washington et Moscou.

 

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Mots-clés
Contrôle des armements Désarmement nucléaire Etats-Unis Russie