10
déc
2018
Espace Média L'Ifri dans les médias
Matthieu TARDIS, interviewé par Catherine Gouëset dans L'Express

"Le Pacte sur la migration peut changer la donne"

Le pacte sur les migrations signé ce lundi à Marrakech suscite bien des fantasmes. Qu'en est-il?

Contre vents et marées, le Pacte de l'ONU sur les migrations va être signé ce lundi à Marrakech au Maroc. Partant du principe qu'aucun État ne peut gérer seul le défi des migrations, il vise à encourager une coopération renforcée dans le domaine migratoire. Les rumeurs les plus folles circulent sur les réseaux sociaux à son sujet. En particulier sur des pages Facebook de gilets jaunes et dans les milieux d'extrême droite. Le nombre de pays refusant de s'y joindre a augmenté depuis sa validation le 13 juillet dernier à New York. Après les États-Unis, hostiles depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump qui ont refusé de se joindre aux négociations, ont suivi Israël, l'Australie ainsi que plusieurs pays européens dont l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, l'Italie, la Slovaquie, ou l'Estonie. En Belgique, dimanche, il a fait éclater la coalition au pouvoir.

Quelle est la véritable portée de ce texte ? Les explications de Matthieu Tardis, spécialiste des migrations à l'Institut français des relations internationales. 

 

L'Express : Pourquoi le pacte sur les migrations provoque-t-il un tel rejet ?

Matthieu Tardis : Il faut relativiser cette contestation: 191 pays avaient accepté l'accord en juillet dernier. Aujourd'hui, un peu plus d'une douzaine d'Etats s'y opposent. C'est certes fort sur le plan symbolique puisqu'il s'agit de grands pays comme les Etats-Unis ou de pays membres de l'Union européenne. Mais cela reste une minorité.

Le texte est en cours de discussion depuis septembre 2016. Initié par plusieurs dirigeants dont l'ex-président américain Barack Obama - ce qui explique sans doute en partie le retrait de l'administration Trump - il a été négocié en toute transparence, en associant la société civile. Tous les comptes rendus de réunions sont accessibles sur internet. A un moment, quelqu'un a décidé que c'était un bon sujet de polémique, et dans le contexte actuel de montée de l'extrême droite et des revendications identitaires, ça marche.  

Le retrait de tant de pays Européens est regrettable. Ils vont se retrouver à l'écart des discussions à venir. L'UE, qui représente 25% du PIB de la planète, se décrédibilise en tournant le dos à une approche raisonnée, multilatérale. L'ascendant moral dont bénéficient les Européens en prend un coup.

 

Les détracteurs du pacte l'accusent de "bafouer la souveraineté des peuples"... 

Ce type d'argument n'a rien à voir avec le texte. Le pacte insiste sur le principe de la souveraineté nationale et les mesures recommandées ne sont pas contraignantes. Le document ne prive nullement les pays d'arrivée de la possibilité de renvoyer les migrants vers leur pays d'origine. Ce qui déplaît aux détracteurs de l'accord, c'est que la migration n'y est pas définie comme négative, qu'elle n'est pas condamnée. Elle est considérée comme un fait. Les économistes tendent d'ailleurs à dire qu'elle a des effets bénéfiques.

 

Il est aussi reproché au pacte de Marrakech de ne pas faire la distinction entre migrants légaux et sans papiers, de ne pas tenir compte des difficultés posées par la migration en matière de logement, d'emploi ... 

Le pacte, en effet, ne fait pas la distinction entre migrants légaux ou non, parce que les principes de base du droit s'appliquent à tout être humain, quelle que soit sa situation administrative.

Une personne en situation irrégulière n'est pas dépourvue de droits. Cette notion est inscrite dans toutes les conventions de droits de l'Homme validées à l'ONU, en Europe et en France. En accord avec ces principes, on ne peut ni détenir quelqu'un arbitrairement, ni pratiquer la torture. Quant au droit à la vie familiale, il s'inscrit dans le cadre du droit français.  

Les questions d'emploi ou de logement ne sont pas spécifiquement liées à la migration. Ce sont des problèmes structurels: en France, l'insuffisance de logements abordables était déjà dénoncée par l'abbé Pierre en 1954. La difficulté ne vient pas de l'arrivée de nouveaux immigrés mais du fait que cette question n'a jamais été traitée avec sérieux. Quand les responsables politiques ont failli, les étrangers font de faciles boucs émissaires. C'est la même chose pour l'emploi. Il y a d'ailleurs rarement compétition entre les nationaux et les migrants sur le marché du travail. Les premiers acceptent des emplois mal rémunérés que les derniers dédaignent.

 

Le rejet de l'immigration a progressé en Europe à partir de la crise migratoire de 2015. A l'exception de cette année-là, les déplacements de migrants sont-ils à la hausse ? 

Si le nombre de personnes vivant hors de leur pays natal a augmenté ces dernières années, la proportion de migrants au sein de la population mondiale ne dépasse guère les 3%. A peine plus qu'au début du XXe siècle. 97% des habitants de la planète sont donc sédentaires. Et on oublie que la plupart des flux migratoires ont lieu du Sud vers le Sud, en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient surtout.  

La situation actuelle en Europe est très éloignée de celle du Liban, petit pays de 4 millions d'habitants qui a accueilli plus d'un million de Syriens fuyant la guerre. A l'échelle de la France cela représenterait 20 à 25 millions de personnes.

 

Les partisans de la fermeture des frontières mettent en avant un possible effet d'appel d'air du pacte sur les migrations... 

Ceux qui parlent d'appel d'air en matière de migration ne l'ont jamais prouvé. Aucune étude ne démontre son existence. C'est au contraire souvent l'inverse qui s'est produit avec la fermeture des frontières. La fin de l'immigration de travail en France dans les années 1970 a entraîné la sédentarisation sur notre sol de travailleurs migrants qui jusque-là allaient et venaient entre l'Hexagone et leur pays d'origine.

 

Puisqu'il n'est pas contraignant, le pacte change-t-il vraiment la donne? 

Oui si ses lignes directrices sont mises en oeuvre, si les Etats signataires appliquent ses recommandations.

Lors de la crise de 2015, on s'est aperçu que l'approche strictement nationale n'était pas la bonne. Depuis l'aube de l'humanité, les êtres humains se sont toujours déplacés. La question des migrations touche un grand nombre d'Etats, pays de départ, de transit et de destination ; il s'agit d'améliorer sa gestion, d'améliorer les conditions de vie des migrants, de faire baisser l'immigration régulière, de mieux encadrer le phénomène.  

Bien sûr, on ne peut exclure qu'un certain nombre de pays se contentent de signer le texte sans rien faire pour le mettre en oeuvre. La communauté internationale a d'ailleurs régressé sur ce sujet. Une convention sur les droits des travailleurs migrants a été signée en 1990. Les pays du Sud l'ont ratifiée, pas ceux du Nord. 

Ces travaux ont toutefois permis d'améliorer le sort des migrants dans les pays de départ. Certains d'entre eux sont d'ailleurs devenus depuis des pays d'accueil. Le Maroc, par exemple, a procédé à la régularisation de migrants.

 

Dans plusieurs pays occidentaux, on a l'impression que l'extrême droite a imposé son agenda... 

En partie seulement. Je travaille sur l'accueil des réfugiés dans des petites villes. Les Français sont très nombreux à consacrer du temps et de l'énergie au profit des nouveaux venus. C'est la même chose chez nos voisins. L'Allemagne n'aurait jamais pu recevoir autant de monde en 2015 sans l'aide des Allemands. Nos sociétés ne sont pas des blocs monolithiques. En Hongrie même, des milliers d'habitants se sont mobilisés pour apporter de la nourriture aux personnes déplacées. Quand les gens sont directement confrontés à des drames humains, ils réagissent souvent avec plus de bienveillance qu'à l'évocation d'un événement abstrait.  

Dans la sphère politique, le problème ne vient pas que de l'extrême droite. Il vient aussi des dirigeants centristes qui n'assument pas de mener une politique humaniste, croyant que cela leur nuira auprès de l'opinion. Le gouvernement Italien de centre gauche de Paolo Gentiloni a conclu un accord avec Tripoli pour faire cesser les arrivées de migrants, en sachant très bien les conditions épouvantables des centres de rétention libyens. Pour quel profit électoral ?  

Mots-clés
Gouvernance mondiale migration politique migratoire populisme Europe Maroc