23
fév
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie
Thomas GOMART, interviewé par Ursula Gauthier pour L'Obs

« Poutine veut le retour de la puissance russe »

Pour le président russe, nier la souveraineté de l’Ukraine est un prétexte pour s’affirmer, en soulignant le déclin américain et l’obsolescence des démocraties. C’est ce qu’explique à « l’Obs » Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des Relations internationales, alors que Moscou vient de reconnaître l’indépendance des territoires séparatistes du Donbass.

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Vladimir Poutine a livré lundi 21 février un exposé « historique » saisissant sur la non-existence de l'Ukraine comme nation et comme Etat, qui dépeignait la Russie comme la grande perdante de la fin du système soviétique. Puis le maître du Kremlin a reconnu l'indépendance des deux entités séparatistes du Donbass, les « Républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et Lougansk, et a envoyé son armée sur place, suscitant une avalanche de protestations dans le monde. Comment faut-il comprendre cet épisode, et au-delà, le conflit bizarre qui a cours depuis plusieurs mois en Ukraine ?

Poutine se présente comme un président historien : il s'agit pour lui de récrire le passé en fonction de ses objectifs stratégiques. L'été dernier, il a publié un long texte « Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens », dans lequel il remonte au haut Moyen Age pour détailler ces origines communes. Ce texte [dont la version officielle française est consultable sur le site de l'ambassade de Russie en France] sert de justification au principe « deux pays, un seul peuple » qu'il défend ouvertement depuis 2011. C'est dans cette vision « historique » que s'enracine son action actuelle à l'encontre de l'Ukraine dont il ne reconnaît ni la souveraineté ni l'identité nationale. Dans son discours du 21 février [dont « le Monde » a traduit des extraits], il a franchi une étape supplémentaire en indiquant que l'Ukraine a été entièrement créée par la Russie « ou plus exactement par la Russie bolchevique ». Lénine est ainsi présenté comme le père de la nation ukrainienne. De ce point de vue, l'éloignement du petit frère ukrainien, son « occidentalisation » accélérée, sa « révolution orange » en 2004 et son mouvement Euromaïdan en 2014 sont lus dans un rapport conflictuel avec l'Occident, accusé de tous les maux.

A ses yeux, ces mouvements ne peuvent être que des opérations de services spéciaux mais en aucun cas l'expression d'aspirations politiques. Il ne comprend pas que des pays cherchent précisément à sortir de l'orbite de Moscou. Au-delà de l'Ukraine, son ambition principale est de réécrire l'histoire de la chute de l'URSS [il y a trente ans] pour signifier le retour de la puissance russe dans un contexte de reflux de la puissance américaine. L'URSS est intervenue en Afghanistan en 1979 pour en partir dix ans plus tard ; les Etats-Unis y sont intervenus en 2001 pour en partir vingt ans plus tard. Ce faisant, il veut clore définitivement le « moment unipolaire » américain qui a suivi la fin de l'URSS et souligner le déclin de l'empire américain. Il recherche une victoire symbolique pour faire consacrer le retour de la puissance russe en ramenant le tragique de l'histoire à la table des Occidentaux. L'Ukraine n'est pour lui qu'un sujet territorial.

On décrit souvent sa méthode comme une « guerre hybride », qui mêle des modes d'actions militaires et non militaires, conçus pour rester en deçà du casus belli et éviter un conflit ouvert...

Je préfère utiliser le terme de « stratégie intégrée » : le fait de combiner systématiquement diplomatie et pressions militaires. Dans la pratique russe, l'un ne se pense pas sans l'autre. Alors que pour les Européens, la diplomatie, c'est ce qui se substitue à l'usage de la force. Quand Poutine utilise les deux simultanément, il crée donc une « anxiété stratégique permanente » chez des interlocuteurs qui ne font pas preuve de la même résolution. L'asymétrie des volontés est visible car l'Ukraine est existentielle dans la culture stratégique russe. Et l'anxiété est d'autant plus forte que Poutine a clairement les moyens d'une offensive d'envergure s'il la souhaite. Il réapprend aux Européens ce qu'est un rapport de force militaire défavorable, directement éprouvé par les Ukrainiens depuis 2014.

Les dirigeants européens ont considérablement durci leur ton, en accusant Vladimir Poutine de vouloir récrire les règles de l'ordre mondial, de préférer la loi du plus fort à l'Etat de droit. L'Elysée vient même de dénoncer sa « paranoïa »...

C'est à la fois un réaliste et un idéologue. Il est extrêmement pragmatique sur les moyens. Mais il porte aussi une vision qui mêle mémoire impériale et mémoire soviétique. En un sens, il est dopé à l'histoire russe qu'il veut écrire seul. Il faut rappeler sa trajectoire personnelle : au moment de la chute de l'URSS, c'est un obscur lieutenant-colonel du KGB. Il assiste à l'implosion du système, rejoint Saint-Pétersbourg et repart quasiment de zéro. Dix ans plus tard, il est à la tête de la Russie. En termes idéologiques, c'est-à-dire de références intellectuelles et d'expérience vécue, il n'a rien de comparable à ses homologues, surtout ouest-européens. A partir de là, ce que M. Scholz [le chancelier allemand] ou M. Macron pensent ou disent importe peu. Lui se mesure à la grande histoire russe, ou plutôt à l'idée qu'il s'en fait. Il se demande s'il est à la hauteur de Pierre le Grand, de Catherine II, de Staline, de Lénine... C'est aussi pourquoi il glorifie la Grande Guerre patriotique contre le nazisme dont la mémoire est redevenue une sorte de religion d'Etat. Pour lui, les leaders occidentaux sont « postmodernes » : ils n'ont pas de références historiques, ils ne sont plus enracinés dans l'histoire de leur pays, et défendent des valeurs artificielles, coupées de ce que veulent leurs peuples. Il trouve aussi que l'Occident est en plein désarroi, incapable de tenir ses positions : en Afghanistan l'été dernier, on a vu le retrait catastrophique des Américains ; au Sahel aujourd'hui, le départ précipité des Français. Il juge donc que la situation est mûre pour lancer une « political warfare » - une « guerre politique », au sens de « guerre de modèles ».

Qu'entend-on par « guerre de modèles » ?

C'est l'idée que les différents « modèles » de régime sont engagés dans une confrontation continue, et que tous les moyens sont bons pour gagner, sauf le retour à la force militaire massive. Quel « modèle russe » défend Poutine ? La Russie se voit comme une grande puissance qui a su reconstruire en vingt ans un outil militaire robuste, efficace et agile. Elle se voit aussi comme un pays en plein redressement économique, alors qu'elle avait fait défaut sur sa dette en 1998. Poutine est persuadé que le « modèle russe » est le modèle gagnant dans le contexte actuel. Par contraste, les régimes démocratiques lui paraissent obsolètes et décadents. La présidence de Trump montre à quel point ils se sont dévoyés. Les Etats-Unis ne peuvent plus se targuer de leur supériorité morale. Ayant perdu à la fois leur efficacité et leur dignité, les démocraties doivent désormais recevoir des leçons d'histoire, après avoir instruit la Russie sur la bonne gouvernance pendant des années. L'Union européenne (UE) est elle aussi un « modèle » dépassé. Poutine a longtemps investi sur sa relation avec l'UE : jusqu'en 2014 (et l'annexion de la Crimée), il y avait des sommets semestriels UE-Russie. Aujourd'hui, le changement de ton est radical : l'UE est vue comme dysfonctionnelle, ayant perdu sa dynamique intégratrice - c'est la lecture faite à Moscou du Brexit. Surtout, elle est soumise, dans ses choix stratégiques, aux Etats-Unis. Mais c'est dès 2005, avec le rejet du traité constitutionnel pour l'UE en France et aux Pays-Bas, que Poutine comprend qu'un fossé s'est creusé entre les populations et les élites, que la défense des minorités, du différentialisme, conduit l'Occident vers une certaine inefficacité politique. Il produit alors le concept de « démocratie souveraine », en fait un contre-discours idéologique, se proposant d'incarner une sorte d'avant-garde conservatrice. C'est ce qui lui permet actuellement d'avoir cette place éminente dans la galaxie des mouvements ultranationalistes.

L'Otan est-elle aussi jugée comme un « modèle » obsolète ?

Il faut bien comprendre que le Kremlin a besoin de l'Otan pour justifier l'organisation de son pouvoir et la place de ses forces armées dans le pays. L'Otan est avant tout un problème militaire pour une Russie qui a subi ses élargissements successifs, et estime être désormais en mesure d'inverser la dynamique compte tenu du désarroi stratégique occidental. Poutine a mis en évidence, à travers cette crise, le fait que les Occidentaux ne comptent pas se battre pour l'Ukraine - et pour cause : elle n'est pas membre de l'alliance. Il montre que l'Otan, en dépit de son discours, n'est donc pas cette force stabilisatrice qu'elle prétend être. Mais l'élargissement de l'Otan est le fond du problème pour Moscou. L'Otan est à ses yeux l'outil de la domination américaine sur l'Europe, et la Russie y voit une menace pour sa propre sécurité en raison des moyens déployés. La culture stratégique russe repose en effet sur le principe du « glacis », de la « profondeur stratégique », que doivent constituer les zones ou Etats « tampons » - les Pays baltes, la Biélorussie, l'Ukraine.

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Propos recueillis par Ursula Gauthier

> Lire l'interview intégrale sur le site de L'Obs

 

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Politique étrangère russe Vladimir Poutine Russie Ukraine