« Céder au chantage commercial américain serait une erreur »
Dans une tribune au « Monde », l’économiste Sébastien Jean estime que L’Europe reste une alliée économique majeure des Etats-Unis et qu’elle ne doit pas se diviser face aux exigences de Donald Trump.
Deux mois après avoir vertement critiqué le simulacre d’accord commercial passé par le Royaume-Uni avec les Etats-Unis, les Européens seraient prêts à en signer un de la même eau, voire pire. Ce n’est qu’une rumeur à ce stade, mais elle est dérangeante.
On comprend les craintes européennes. Si la stratégie commerciale de Donald Trump paraît incohérente pour son pays, elle n’en représente pas moins aussi une grave menace pour l’Union européenne (UE). En dépit de son statut d’alliée majeure, l’UE risque de voir se dégrader considérablement son accès au marché américain, qui absorbe plus d’un cinquième de ses exportations. Pour une industrie européenne frappée de plein fouet à la fois par les répercussions de l’invasion de l’Ukraine sur son approvisionnement énergétique et un mercantilisme chinois toujours plus agressif, le danger ne saurait être sous-estimé.
Lourdes conséquences
La position de l’UE est d’autant plus inconfortable qu’elle dépend des Etats-Unis pour sa sécurité, et, accessoirement, pour ses infrastructures financières et numériques. En outre, comme souvent, elle est aggravée par la menace de divisions. Celles-ci peuvent être économiques : l’Allemagne s’inquiète pour ses constructeurs automobiles, l’Irlande pour sa production pharmaceutique (dont le développement s’explique pour une large part par l’attrait fiscal qu’offre le pays aux multinationales américaines). Mais aussi idéologiques : les pays de l’Union doivent compter avec la Hongrie de Viktor Orban et l’Italie de Giorgia Meloni, qui ne cachent pas leurs affinités avec Donald Trump.
Dans ces conditions, la tentation est grande de considérer qu’il faut céder aux menaces américaines. Le précédent britannique donne un exemple de ce que cela pourrait signifier : accepter des taxes douanières supplémentaires, prendre des engagements d’achats de produits américains, ouvrir des accès privilégiés à son marché, voire aller jusqu’à s’aligner partiellement sur leur politique de sécurité économique vis-à-vis de la Chine.
Chacun mesurant qu’une escalade ne serait dans l’intérêt de personne et surtout pas des Européens, le coût économique direct de telles concessions peut paraître acceptable. Elles risqueraient pourtant de s’avérer lourdes de conséquences. D’abord, parce qu’elles ne lèveraient probablement pas l’essentiel des droits de douane additionnels en vigueur, sans parler d’éventuelles mesures à venir. Même si des droits réduits étaient négociés pour un contingent d’exportations automobiles ou d’autres produits, ce serait loin d’être indolore pour les entreprises européennes.
Des arguments à faire valoir
Ensuite, parce que leur coût politique serait élevé : à l’étranger, en exposant la soumission européenne aux diktats trumpiens ; en interne, en laissant l’impression d’accepter sans réplique ce qui a tout d’une agression économique, voire de sacrifier la cohérence du projet européen à des intérêts sectoriels. Enfin, le choix de la conciliation risquerait de donner le coup de pied de l’âne à un système commercial multilatéral déjà mal en point. Avec des droits de douane à la tête du client infligés par l’administration Trump, ce sont des « traités inégaux » modernes qui menacent de fragmenter le commerce mondial. Très dépendante des importations pour ses approvisionnements en matières premières et en énergie, l’Union européenne a énormément à perdre à une telle déstabilisation.
Aller à Canossa en accédant à l’essentiel des demandes américaines sans contreparties proportionnées serait une erreur. S’il faut engager le rapport de force pour défendre nos principes et nos intérêts, l’Europe a des arguments à faire valoir. En dépit des présentations tronquées, les échanges transatlantiques sont assez équilibrés si on les considère dans leur ensemble, services et revenus d’investissement compris ; il n’y a pas matière à un rééquilibrage d’ampleur. Les dépendances ne sont pas univoques elles non plus : l’Europe est une alliée indispensable aux Américains s’ils veulent vraiment rivaliser avec la Chine dans le domaine industriel, où ils ne comptent guère plus du dixième du nombre de salariés de leur concurrent (13 millions, contre environ 120 millions en Chine et 30 millions dans l’UE) ; et l’excédent d’épargne européen (presque 500 milliards d’euros en 2024) joue un rôle central dans le financement du déficit courant américain.
Des concessions sont nécessaires pour sortir d’une impasse préjudiciable pour tous, mais seulement dans le cadre d’un ensemble équilibré et non discriminatoire. Surtout, elles doivent s’inscrire dans une stratégie visant à apaiser les tensions croissantes qui pèsent sur les relations internationales. Ne pas céder aux menaces américaines est une condition pour préserver la crédibilité européenne vis-à-vis des pays tiers. C’est nécessaire pour assurer la cohérence d’ensemble de l’approche européenne du commerce international : l’UE doit aussi apporter une réponse vigoureuse au mercantilisme chinois. Plier aujourd’hui serait prendre le risque d’accélérer le dérèglement des échanges mondiaux sans éviter la guerre commerciale.
>> Lire la tribune sur le site du Monde.
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