14
fév
2023
Espace Média L'Ifri dans les médias
Marc JULIENNE, entretien par Valentin Béchu pour Ouest France

« La Chine s’est tirée une balle dans le pied » avec ce ballon « espion »

Après que les États-Unis ont abattu un ballon chinois qui survolait leur territoire début février, Pékin et Washington s’accusent mutuellement d’espionnage. Marc Julienne, responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (Ifri), décrypte les enjeux de cette séquence à haut risque pour les relations sino-américaines.

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Chercheur responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Marc Julienne décrypte les conséquences de cette suite d’événements pour les relations entre les deux plus grandes puissances économiques.

Dans quel contexte intervient cette affaire ?

Les relations sino-américaines sont extrêmement tendues depuis plusieurs années. Ces deux grandes puissances s’inscrivent dans une rivalité stratégique. Les tensions sont au plus haut sur de nombreux dossiers : Taïwan, Hong Kong, la haute technologie, le soutien à la Russie… Et plus globalement, il s’agit d’une compétition entre deux modèles politiques opposés.

Mais le sommet du G20 de Bali en novembre 2022, où les deux chefs d’État, Joe Biden et Xi Jinping, se sont rencontrés en personne, a annoncé une volonté mutuelle de renouer le dialogue. Et surtout une volonté de Xi Jinping de faire son retour diplomatique sur la scène internationale après trois ans d’isolement.

C’est au cours de cette rencontre qu’a été annoncée la visite d’Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, à Pékin. Même si sa visite ne présageait pas des avancées significatives sur les différents dossiers sensibles, la dynamique restait encourageante. On murmurait même que Blinken devait rencontrer Xi Jinping en personne, ce qui est assez inhabituel en termes protocolaires.

Et patatras…

Oui, à quelques jours de la visite de Blinken, l’affaire des ballons chinois a fait voler en éclats cette amorce de rapprochement.

Après avoir tergiversé, Joe Biden a finalement décidé d’abattre ce ballon identifié comme « espion » et trois autres engins attribués également à la Chine. Aurait-il pu laisser couler, comme ça été le cas par le passé ?

L’affaire est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît : les autres ballons chinois qui auraient survolé le territoire américain depuis 2018, comme l’a révélé le Pentagone, seraient en fait passés au-dessus d’Hawaï ou Guam, territoires insulaires du Pacifique. Le dernier ballon a, quant à lui, traversé l’ensemble du territoire continental américain, dont des sites stratégiques nucléaires dans le Montana.

L’autre différence est que le ballon a été repéré par des particuliers et la presse, rapidement alertée. Si l’administration américaine avait voulu gérer cet incident en coulisse avec Pékin, ce n’était plus possible désormais.

Une opinion publique à gérer mais aussi une opposition politique…

Cette crise diplomatique bilatérale s’est en effet doublée d’une crise politique intérieure aux États-Unis. Les Républicains ont saisi cette opportunité pour accuser Biden d’être trop faible face à la Chine.

Toutefois, force est de reconnaître que Joe Biden, au milieu de cette double crise, a réagi avec un certain sang-froid : il a attendu que le ballon soit au-dessus de l’océan pour l’abattre afin que la charge utile (environ une tonne) ne fasse pas de blessés.

"Aujourd’hui, nombre de pays scrutent le ciel, craignant d’être espionnés par des ballons chinois"

Pékin a-t-il volontairement envoyé un signal aux Américains ?

C’est possible, mais j’ai du mal à adhérer à cette hypothèse. Pékin avait plutôt intérêt à renouer le dialogue avec Washington. Au lieu de cela, l’image de la Chine est encore un peu plus dégradée, et d’autres pays commencent à révéler avoir également été survolés par des ballons chinois (Taïwan, Japon). Elle s’est tiré une balle dans le pied. Aujourd’hui, nombre de pays scrutent le ciel, craignant d’être espionnés par des ballons chinois.

La Chine est aussi prise à défaut dans cette crise : elle qui use et abuse du concept de souveraineté nationale comme fondement de sa politique étrangère, elle se trouve à violer la souveraineté de son principal rival… Elle a bien sûr reconnu et « regretté » l’incident, mais le mal est fait.

On peut aussi imaginer que ces ballons aient été lancés par une agence gouvernementale, sans coordination avec le reste du gouvernement. Ce serait surprenant dans un État aussi centralisé que la Chine, mais cela expliquerait le délai de réaction du ministère chinois des Affaires étrangères qui semblait mal à l’aise.

À moins que ce soit véritablement un ballon météorologique qui se serait égaré, comme le défend la Chine ?

Si c’était le cas, on peut se demander pourquoi les autorités chinoises n’ont pas tout simplement informé l’administration américaine, afin de gérer l’incident calmement.

Et quand bien même il s’agirait d’un ballon météorologique, la Chine a pu tirer un grand nombre d’informations précieuses de cette opération : capacité de détection américaine, réaction politique et militaire, etc.

"Cet événement rappelle la montée en puissance de la Chine et l’assurance dont elle fait preuve du détroit de Taïwan jusqu’aux États-Unis, ainsi qu’en Europe"

Concernant les États-Unis, ne sont-ils pas affaiblis aux yeux de leurs alliés pour ne pas avoir su empêcher le survol de leur territoire par un appareil d’espionnage ?

Non, je ne crois pas que les États-Unis soient affaiblis. Sur le plan du renseignement, il n’y avait pas de risques majeurs (l’emplacement des silos de missiles intercontinentaux, par exemple, était connu), ni de remise en cause de la puissance militaire américaine et de son « parapluie nucléaire ». D’ailleurs, les États-Unis conservent une large avance sur la Chine, en termes de capacité militaire, de renseignement, de puissance financière ou d’innovation technologique. Cet événement rappelle néanmoins la montée en puissance de la Chine et l’assurance dont elle fait preuve du détroit de Taïwan jusqu’aux États-Unis, ainsi qu’en Europe. La révélation de la présence d’une trentaine de missions de police clandestines chinoises à travers l’Europe en est l’un des derniers exemples.

Pour certains experts, cette affaire pourrait être le début d’une opération majeure d’espionnage chinoise pour recenser les capacités militaires étrangères, avant une possible montée des tensions autour de Taïwan dans les années à venir. Êtes-vous de cet avis, ou pensez-vous que le réchauffement diplomatique peut se poursuivre une fois ce regain de tension passé ?

Dans l’environnement régional immédiat de la Chine, les ballons peuvent présenter certains avantages complémentaires avec les autres capacités de renseignement plus performantes, comme les satellites. Sur le continent américain, toutefois, la plus-value de ces ballons semble assez limitée en matière de recensement des capacités militaires.

Le réchauffement diplomatique, qui n’était qu’amorcé et loin d’être gagné, apparaît aujourd’hui fortement compromis.

>> Entretien à lire en intégralité sur le site de Ouest France.

 

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