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Dimitri Minic : «Prigojine a symboliquement déposé Poutine»

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interviewé par Jean-Dominique Merchet dans

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Selon ce spécialiste de l'armée russe, « la tentative de coup d'Etat est un tournant majeur » pour un régime dont la crédibilité était déjà atteinte

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Dimitri Minic est chercheur au centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Spécialiste de l'armée russe, il vient de publier Pensée et culture stratégique russe. Du contournement de la lutte armée à la guerre d’Ukraine (Editions de la Maison des sciences de l’homme, avril 2023), le fruit de sa thèse, qu'il a présenté récemment dans l'Opinion.

 

A quoi avons-nous assisté samedi en Russie ? Une tentative de coup d'Etat ou une rébellion de mercenaires ?

On a probablement assisté à une tentative de coup d’Etat, réelle ou simulée, mais dans tous les cas, avortée ou suspendue.

Le prétexte en était assez classique : les élites au pouvoir ont trahi le peuple. On ne peut pas réduire cet évènement à une mutinerie ou une « guerre de gangs » – ce que c’est aussi sûrement : Prigojine et ses soutiens portent un discours politique depuis des mois, et ils ont fini par foncer vers Moscou, après s’être opposés de front, non seulement à Poutine, mais aussi à la pertinence de sa politique, comme en témoigne la remise en cause fondamentale de l’“opération militaire spéciale” dans une vidéo de Progojine diffusée vendredi matin, juste avant de lancer son opération. D’ailleurs, s’il refuse l’appellation de « coup d’Etat » dans ses audios de vendredi, lui-même n’en réfute pas l’esprit et il n'a fait, immédiatement après, que lui donner un nom présentable et très politique : la « Marche pour la Justice ».

 

Comment interpréter l’issue de cette crise ?

Le fait est que Prigojine n’est pas allé au bout de son entreprise, si tant est qu’elle ait eu un objectif clair.

Les termes de la négociation semblent fous : pourtant en position de force, il accepterait de perdre une partie conséquente de son principal levier de pression – Wagner – pour la défense duquel il était censé avoir déclenché cette opération si risquée ! En outre, alors même que Wagner semblait dominer, Prigojine obtient seulement un abandon des poursuites contre lui et il accepte de s’« exiler » en Biélorussie.

Des rumeurs – à prendre avec des pincettes – évoquent un changement de têtes au ministère de la Défense. Mais tout cela est très insuffisant pour un homme et une organisation qui ont pris autant de risques, fonçaient sans difficulté vers Moscou, et avaient déjà, en fait, déposé symboliquement Poutine. On a l’impression que Prigojiine a négocié en position moyennement avantageuse.

 

A-t-il perdu courage ? A-t-il repris ses esprits ? S’est-il estimé heureux de ce résultat limité ? A-t-il été lâché par des élites qui lui auraient promis leur soutien ?

L’histoire dira ce que Prigojiine a réellement tenté de faire et obtenu ou non, mais dans tous les cas, il a cherché jusqu’au bout à préserver son image, en déclarant s’être retiré pour ne pas verser le sang russe, après que Wagner a tué au moins 12 pilotes russes dans la journée… Signe probable que rien n’est vraiment fini.

 

Est-ce un tournant politique en Russie ?

C’est un tournant majeur. La dernière fois que cela s’est produit, c’était en 1991, mais les circonstances et les acteurs étaient alors très différents. En 1991, on avait affaire à un mélange de forces armées régulières et de membres du KGB. Cette tentative semblait anachronique : le pays était en paix et les gens voulaient changer d’époque. En 2023, il s’agit d’une formation armée irrégulière aguerrie par une intense campagne militaire d’un an et demi, dont les hommes sont habitués à la violence, et même probablement recrutés en fonction de leur brutalité. La Russie est un pays – de fait – en guerre dont la direction politique a subi un discrédit important à cause de l’ampleur imprévue qu’a prise cette guerre : échec stratégique initial, sanctions économiques massives, rupture des liens avec l’Occident, enlisement de l’armée russe en Ukraine et pertes humaines et matérielles considérables, incursions militaires en Russie, comme vers Belgorod.

 

Le système poutinien est-il fragilisé ?

Tout ce que je viens de décrire avait déjà beaucoup fragilisé la crédibilité du régime qui, en un an et demi, a montré qu’il ne maîtrisait pas grand-chose, et qu’à l’avenir, ses réelles capacités de contrôle ne feraient que diminuer, malgré le durcissement législatif et médiatique. La pénétration des unités de Wagner sur le territoire russe en direction de Moscou, dont la voie semblait ouverte, a plutôt confirmé la superficialité du contrôle par le Kremlin, pourtant constamment mis en scène. Même si Prigojine a décidé – sous des conditions encore sibyllines – de reculer, il s’agit d’une énorme humiliation pour Poutine, d’une confirmation que le régime peut être mis en danger de mort facilement. Rappelons que le discours de Prigojine était aussi éminemment politique, car il était question d’élites corrompues, de bureaucrates incapables et de traîtres de l’arrière. Tous ces gens qui font partie du régime ont sûrement compris, samedi, que la protection du Kremlin avait moins de valeur que ce qu’ils imaginaient. Non seulement Poutine a isolé et réduit le spectre des opportunités économiques de ces élites – en plus d’exiger toujours davantage de sacrifices dans le contexte de la guerre – mais celles-ci ont craint pour leur vie. Rester fidèle à Poutine devient de plus en plus coûteux.

Prigojine a symboliquement déposé Poutine et ouvert la voie, en conscience ou malgré lui, à une instabilité accrue.

 

Au fond, que cherchait Evgueni Prigojine ?

Nul ne sait à ce stade l’ampleur de cette initiative factieuse : était-elle censée avoir une dimension limitée ? A-t-elle dégénéré face à l’opposition frontale de Poutine ? A-t-elle été pensée plus ou moins comme elle s’est déroulée ? Prigojine s’était-il décidé à prendre le pouvoir dès le début si les conditions étaient favorables ? Difficile à dire. Que le chef de Wagner ait voulu la sécurité financière, matérielle et physique pour lui-même et pour son organisation, cela va de soi. Que Prigojine ait vraiment voulu régler un compte personnel avec Choïgou et Guerasimov semble aussi convaincant, mais probablement insuffisant. Prigojine a-t-il cherché, vendredi à menacer et/ou impressionner par la force armée Poutine pour avoir gain de cause ? Cela paraît étrange : Prigojine a-t-il pu croire un seul instant que Poutine allait accueillir son initiative avec faiblesse ou légèreté ? Cela a pris des proportions considérables, car les actions de Wagner, et la fulgurance avec lesquelles elles ont été menées, avaient une ampleur politique nationale, mais aussi potentiellement régionale et mondiale. Prigojine pouvait difficilement l’ignorer…

En d’autres termes, l’ampleur de cette action factieuse et les éléments de discours politique qui l’étayaient semblaient dépasser le cadre de la survie de Prigojine et de Wagner et de la vengeance personnelle.

 

> Lire l'interview dans son intégralité sur le site de L'Opinion.

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Dimitri MINIC

Dimitri MINIC

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Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri