Géopolitique : Poutine-Erdogan, l'entente brutale
L'un est calculateur au sang froid, l'autre tribun exalté. Mais les présidents russe et turc ont en partage leur aversion de l'Occident et leur soif de pouvoir. Héritiers d'empires rivaux, tous deux tirent parti de leur relation. Même si Moscou n'apprécie guère les intrusions d'Ankara dans le Caucase ou en Ukraine.
Dans l'un des nombreux vestibules du Kremlin, la forteresse symbole du pouvoir russe, une délégation turque conduite par le président Recep Tayyip Erdogan attend d'être reçue par le maître des lieux, le président Vladimir Poutine. En ce jeudi 5 mars 2020, les Turcs sont nerveux. Huit jours plus tôt, trente-quatre de leurs militaires ont été tués, victime d'une frappe aérienne dans la province d'Idlib, dernier fief de la rébellion contre Bachar Al-Assad, dans le nord-ouest de la Syrie. La bombe - un engin à guidage laser - était russe; elle a pulvérisé le bâtiment où les soldats s'étaient réfugiés après un bombardement sur leur convoi. La tension entre Ankara, protecteur des rebelles syriens, et Moscou, principal allié de Damas, est à son comble.
Vieil Ordre Mondial "Dépassé"
A cet instant, la relation russo-turque paraît vacillante. Mais, face à Erdogan, livide et visiblement excédé, Poutine sait trouver les mots : non, la frappe n'était pas destinée aux militaires turcs. La discussion s'éternise. Finalement, un compromis est trouvé, sous forme d'un cessez-le-feu à Idlib, où des milliers de soldats turcs sont déployés et que Bachar Al-Assad brûle de reconquérir grâce au soutien aérien de Moscou. L'accord est précaire, l'impasse syrienne reste entière, mais l'essentiel est là : l'escalade est évitée.
La capacité des deux dirigeants à surmonter leurs divergences ne cesse d’étonner. Quel est le secret de leur alliance ? Jusqu’ici, elle a su résister à toutes les épreuves. Pourtant, les intérêts divergent. Anciennes rivales historiques à l’époque des empires, la Turquie et la Russie sont loin d’être toujours sur la même ligne. En Syrie, en Libye, en Ukraine, dans le Caucase, elles soutiennent des camps opposés. Difficile à qualifier, le nouvel attelage russo-turc, mêlant adversité et coopération, s'impose comme un évènement géopolitique majeur de la décennie. Il a bousculé le statu quo en place depuis la fin de la guerre froide, interrogeant sur l’avenir de la Turquie au sein de l’OTAN. Enthousiaste, le politologue russe Fiodor Loukianov y voit « un prototype de partenariat qui s'avérera déterminant dans les années à venir". Il en est sûr, la relation Poutine-Erdogan "servira de modèle aux futures relations internationales". Le vieil ordre mondial est dépassé, les règles du jeu ont changé. La diplomatie est transactionnelle, avant tout.
Dans une étude publié par l'Institut français des relations internationales (IFRI) et intitulée "Russia and Turkey. Strategic Partners and Rivals" ("Russie et Turquie. Partenaires stratégiques et rivaux"), le chercheur Pavel Baev est plus mesuré.
Il souligne le décalage entre la relation telle qu'elle est affichée par les officiels des deux Etats et la réalité. Sous les ors du Kremlin, il est question d'une alliance ambitieuse, sécuritaire, énergétique, économique. Mais, sur le terrain, la coopération laisse à désirer. Dans le dossier syrien, les partenaires ne cessent de vanter la "désescalade" militaire, sans avoir jamais réussi à avancer vers la paix, se contentant de gérer les dérapages.
Quant aux échanges commerciaux, malgré des annonces tapageuses, ils restent modestes - 20,8 milliards de dollars en 2020, loin de l’objectif affiché de 100 milliards. La Turquie, grande consommatrice de gaz, se fournit désormais davantage auprès de l’Azerbaïdjan que de la Russie. Le 8 janvier 2020, le gazoduc TurkStream, destiné à alimenter la Turquie et le sud de l’Europe en gaz russe, via la mer Noire, avait pourtant été inauguré en grande pompe par les deux dirigeants. La même année, les importa tions turques de gaz russe chutaient de 40 % par rapport à l'année précédente.
M. Baev résume bien ces contradictions. Il écrit :
Moscou peut se réjouir qu'Ankara soit désormais perçu à Paris, à Berlin et à Washington comme un grand fauteur de troubles. Mais il se trouve trop souvent en difficulté face aux tentatives turques de démonstration de force.
A l’automne 2020, le soutien militaire massif turc à l'Azerbaïdjan, dans sa guerre contre lArménie pour reprendre le contrôle de l’enclave du Haut-Karabakh, a mis sens dessus dessous l'équilibre géopolitique du sud du Caucase. Or, la Russie voit cette région comme son arrière-cour, un endroit où, de puis près d’un siècle, nulle autre armée que la sienne n’a pu mettre le pied.
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