18
oct
2016
Espace Média L'Ifri dans les médias
Philippe MOREAU DEFARGES, chronique parue dans la revue "L'ENA hors les murs" (sept. 2016)

Ordre des États, anarchie des Nations

Les frottements entre État et nation ne font qu'illustrer l'interaction sans fin entre institutions et réalités. De l'avènement de la modernité, autour des XVe-XVIe siècles, à l'émergence désordonnée d'une gouvernance planétaire au XXe siècle, l'État souverain capture et dompte la légitimité. En ce début de XXIe siècle, la légitimité reprend la route, laissant les États aux prises avec le quotidien.

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Tout ordre organise et administre un équilibre précaire entre des éléments inconciliables et pourtant voués à cohabiter dans une tension sans fin. L'ordre international - inexactement nommé - est en fait et en droit un ordre interétatique: des États dits souverains se partagent les terres émergées et leurs rivages, chacun en charge d'un territoire et de sa population, ces États se reconnaissent les uns les autres, gérant ensemble - tout en se faisant parfois la guerre- la sécurité du système. Ces États sont censés tirer leur cohésion, leur légitimité de leur homogénéité nationale. Un État, une nation. L'État, entité juridique, s'identifie aisément: en 2016, 193 - la quasi totalité - appartiennent à l'Organisation des « Nations » Unies.

Le terme «nation», comme tant d'autres concepts-clés (guerre, paix, terrorisme...), se révèle fuyant. Dès qu'émerge une conscience collective, avec des souvenirs communs, il peut y avoir nation. Combien de nations ? Des centaines ? Des milliers ? Nombre de groupes humains constituent des nations pour certains et non pour d'autres : par exemple, Corses, Basques, Catalans, Kurdes...

Une nation, pour être pleinement elle-même, doit s'incarner dans un État, armure protectrice s'inscrivant dans la société des États, institutionnalisée par et dans l'Onu. Mais les nations, organismes vivants en transformation permanente, ne cessent d'échapper aux États. Depuis quèlques décennies, l'Espagne, le Royaume-Uni, la Belgique et d'autres découvrent ou redécouvrent qu'ils ne sont pas des États-nations mais des agglomérats instables de nations plus ou moins disciplinés par le cadre étatique. Même le Japon, largement préservé de l'immigration par son insularité et sa méfiance viscérale à l'encontre de l'étranger, devra reconnaître sa communauté coréenne, importée au temps du grand rêve impérial de l'ère Meiji !

États, nations, une course sans fin

Depuis la cristallisation de l'idée de nation en Amérique et en Europe à la fin du XVIIIe siècle, États et nations prétendent coïncider. La France, moteur du principe des nationalités, est une exception, le travail d'abord de la monarchie puis de sa continuatrice, la République, assurant la fusion de l'État et de la nation. Cette construction pluriséculaire ne se retrouve nulle part en Europe. En 1919-1920, les négociations de paix concluant la Première Guerre mondiale ont pour ambition officielle une Europe d'États-nations. Le résultat est bien loin de la promesse initiale. L'Allemagne vaincue doit être punie et domptée ; déjà trop lourde au centre de l'Europe, elle ne saurait regrouper tous les Allemands. Ainsi, une quinzaine d'années plus tard, Hitler joue-t-il et gagne-t-il son premier coup de poker : rassembler tous les Allemands au sein d'un même Reich (en 1938, annexion de l'Autriche, charcutage des Sudètes tchécoslovaques). Les États créés ou recréés par les traités de paix - Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne-, censés exprimer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, sont ressentis par les groupes minoritaires comme des « prisons de peuples ». Entre 1938 et 1941, les trois sont volatilisés sous les coups de boutoir de l'expansion nazie et des appétits soviétiques. Entre 1939 et 1945, la Pologne est redessinée et poussée vers l'Ouest. La Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, réassemblées en 1945, se fragmentent à nouveau durant les années 1990 dans le sillage de la fin de l'antagonisme Est-Ouest.

Vivre ensemble ? Mais encore...

La messe est en principe dite ! Mais non ! La quête folle de frontières parfaites, séparant d'authentiques États-nations, demeure un moteur toujours aussi ronflant, alimenté par le carburant inépuisable de l'autodétermination, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. En 1991, l'éclatement de la Yougoslavie doit accoucher d'États-nations ; en fait, il produit de petites Yougoslavies : Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine.... En 2011, le Sud-Soudan, invoquant son identité chrétienne, obtient d'être séparé du Soudan et accède à l'indépendance. Cinq ans plus tard, le nouvel État, libre et homogène, est traversé d'atroces déchirements entre éleveurs et agriculteurs, entre ethnies. Au Moyen-Orient, l'intervention américano- britannique de 2003, les printemps arabes de 2011, en balayant les régimes en place, ouvrent la boîte de Pandore du découpage territorial hérité des vainqueurs de la Première Guerre mondiale : revendications kurdes, décomposition de l'Irak et de la Syrie, question palestinienne .. Tout est à refaire !

La stabilité internationale réside dans le respect du statu quo territorial, dans l'interdiction de modifier les frontières par la force En 1990-1991, la conquête du Koweit par l'Irak est condamnée par la très grande majorité des États ; l'émirat est libéré par une large coalition internationale. La déstabilisation, si elle ne résulte plus des appétits de puissance, se nourrit alors d'un ferment encore plus toxique : les principes dits démocratiques. Le désir de chaque peuple (qu'est-ce qu'un peuple ?) d'avoir son chez soi n'est-il pas légitime ? Que faire si plusieurs peuples se disputent le même territoire - constante planétaire - ? Quelle issue si un peuple ayant obtenu son État se révèle incapable, comme tant de familles, d'une vie commune paisible ?

Les remodelages d'États intervenus depuis les années 1990 (Yougoslavie, Union soviétique, Éthiopie, Soudan ..) sont des échecs souvent sanglants. Les deux changements pacifiques - réunification de l'Allemagne, séparation des Tchèques et des Slovaques - tiennent à des conditions précises, la première à la cohésion allemande et à la richesse de la soeur de l'ouest, la seconde à la claire séparation géographique des Tchèques et des Slovaques et à leur différence assumée.

Divorce impossible, entente improbable

Plus les hommes se trouvent ou se retrouvent voués à un nomadisme « civilisé », plus les territoires sont ouverts et pénétrés par des flux et des réseaux, plus s'avive la nostalgie pour ou l'aspiration vers un lieu sûr et stable où l'on s'enfermerait et s'épanouirait sagement. L'entité étatique demeure pour le moment ce refuge ultime, elle reste le meilleur instrument pour garantir la sécurité tant des individus que des groupes à l'intérieur d'un territoire De plus, les États se serreront toujours les coudes pour défendre leur place dans le système international, pardon, interétatique. L'identité nationale, elle, rejoint inexorablement le marché anarchique des identités, nationales, religieuses, sexuelles... Chacun, désormais, prétend fabriquer son cocktail identitaire, décrétant qu'il lui appartient de les hiérarchiser selon ses préférences personnelles. N'est-il pas plus noble de mourir pour sa priorité intime que pour une vieille patrie ? Dans ce paysage de compétition anarchique entre identités, État et nation forment un couple boiteux. Le premier garde un besoin absolu de substrat affectif, la seconde sait que seul l'État souverain lui assure durée et respectabilité. Ce couple est tout de même voué à la mésentente, l'État exigeant une fidélité exclusive et inconditionnelle, la nation, telle une épouse frustrée, étant prête à s'échapper si, par chance, s'offre à elle une alternative, la plus séduisante étant de se fabriquer son propre couple, en clair son propre État, comme le préconisent nombre d'indépendantismes, de la Catalogne au Québec, de l'Ecosse à la Flandre. La foi stato-nationale, après son premier épanouissement (fin XVIIIe siècle-guerres mondiales), pourrait allumer un ultime feu d'artifice. Des « États-nations », comme les États-Unis, la Chine et d'autres, conscients de leur précarité, peuvent être tentés de la tester, de se jeter un dernier défi : se prouver que l'« Amérique », la Chine... sont éternelles. Même si les nations se décomposent ou se recomposent aujourd'hui comme autrefois, le nationalisme est toujours l'un des plus formidables leviers pour unir une population. Les grandes guerres nationales - comme celles du XIXe siècle et de la première moitié du XXe - paraissent appartenir au passé. Pourquoi ne reviendraient-elles pas, ressuscitant 1914 ? Durant ce terrible été, les monarchies européennes, épuisées par des siècles de règne, s'injectent une nouvelle et temporaire jeunesse en se faisant les porte-parole des passions les plus virulentes. Il ne s'agit plus de calculer mais de plonger.

 

 

Mots-clés
Etat nation Nationalisme