08
sep
2022
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Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy avec le secrétaire d'État américain Tony Blinken et le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin, Kyiv, 24 avril 2022
Thierry de MONTBRIAL, interviewé par Jean-Christophe Ploquin pour La Croix

Thierry de Montbrial : « Les États-Unis ont repris en main la destinée de l’Europe »

La guerre menée par la Russie en Ukraine a permis aux États-Unis de se poser en protecteurs du continent mais aussi de renforcer leur influence au détriment de la volonté d’autonomie stratégique des Européens. À l’occasion de la publication du Ramses, ouvrage prospectif de l’Institut français des relations internationales, son président, Thierry de Montbrial, fait part de ses inquiétudes.

La Croix

La Croix : La guerre d’Ukraine reste contenue dans l’est et le sud de ce pays depuis plusieurs mois. Existe-t-il toutefois un risque d’extension du conflit ?

Thierry de Montbrial : Tout d’abord, cette guerre montre que la formule de Clausewitz, «La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », reste universelle. Le droit international est une digue qui n’arrête pas ceux qui croient pouvoir payer le prix du sang pour ce qu’ils croient être leurs intérêts vitaux. Une extension territoriale de la guerre d’Ukraine paraît peu vraisemblable à court terme, en raison d’un rapport de force insuffisamment favorable aux Russes. Si dans les mois qui viennent Poutine se sentait en grande difficulté, il pourrait franchir le pas et décider d’employer une arme nucléaire tactique sur le théâtre d’opérations. L’évolution dépendra de nombreux paramètres. A commencer par la résilience humaine, des deux côtés, et l’acceptabilité des conséquences notamment matérielles de la guerre, du côté européen.

Assiste-t-on à la naissance d’une nation, l’Ukraine ?

T. d. M. : Assurément. Le courant nationaliste est très ancien en Ukraine et Voltaire en parlait déjà dans son « Histoire de Charles XII ». Mais il ne s’était jamais concrétisé en un État, sauf de 1917 à 1920, et dans des frontières très différentes. Les passionnés de la cause ont saisi dès la fin des années 1980 qu’une opportunité se dessinait et obtenu l’appui d’abord discret des Américains. Après l’indépendance, survenue en 1991 dans les frontières de l’Ukraine soviétique, la guerre apparaît aujourd’hui comme l’acte fondateur d’un Etat-nation ukrainien. C’est pour cela que beaucoup restent prêts à payer le prix du sang. On ne peut que les admirer. Mais il est peu probable que les Russes se retirent entièrement des territoires envahis depuis l’annexion de la Crimée.

Les États-Unis soutiennent puissamment l’Ukraine. Sont-ils le grand protecteur ou le grand déstabilisateur de l’Europe ?

T. d. M. : Ce qui me préoccupe, c’est qu’après avoir un moment hésité, ils ont saisi cette opportunité pour reprendre complètement en main la destinée de l’Europe. Et qu’ils poussent à une nouvelle expansion de l’Union européenne et potentiellement de l’OTAN, jusqu’au Caucase. Les Allemands et les Français ne parviendront au mieux qu’à la freiner notamment à travers les processus de négociation et de ratification de nouveaux traités. L’identité de l’Europe, déjà soumise à de fortes tensions, avec des pays comme la Pologne et la Hongrie, pourrait d’autant moins y résister que l’efficacité des institutions communautaires serait de plus en plus mise à mal. D’ici une vingtaine d’années, nous pourrions sombrer dans l’impuissance et subir une véritable décomposition de l’UE.

Autre risque majeur : la fin du rêve de l’autonomie stratégique. Nous pourrions arriver à ce que le général de Gaulle refusait de toute son âme quand il parlait de l’indépendance de la France : nous trouver entraînés dans des guerres qui ne seraient pas les nôtres. Le principal enjeu dans un proche futur concerne la Chine. La France et l’Allemagne refusent que l’OTAN devienne une alliance dressée contre les démocratures, la Russie et la Chine prises comme un tout. Mais l’Allemagne reste très atlantiste et le centre de gravité de l’Union se déplace vers le nord-est de l’Europe. Beaucoup aspirent à vivre paisiblement sous la protection de l’empire américain. Mais si les Etats-Unis se distanciaient à nouveau du vieux continent avec une Europe relâchée à force de s’être distendue, c’est toute la vieille géopolitique cauchemardesque d’avant et d’entre les deux guerres mondiales qui resurgirait.

Que reprochez-vous aux États-Unis ?

T. d. M.  : Aux Etats-Unis, il y a deux grands types de politique étrangère. Le premier se présente comme la lutte du bien contre le mal. Néoconservateurs et démocrates adorent ce discours car, en raison de la corrélation des forces notamment économiques, ils peuvent insérer leurs intérêts les plus concrets derrière ce paravent. Le second type prône l’équilibre des intérêts, ce qui oblige à tenir compte de ceux des autres. C’est le modèle du congrès de Vienne en 1815, ou des accords d’Helsinki, en 1975. Actuellement, nous sommes totalement dans l’idéologie du bien contre le mal. Il faut dire que Poutine a tout fait pour cela.

Dans le cas présent, quels intérêts de la Russie aurait-il fallu prendre en compte ?

T. d. M.  : Depuis la chute de l’Union soviétique, le souhait de la Russie était de négocier avec les Occidentaux une nouvelle architecture de sécurité en Europe. Or tout s’est passé comme si, poussés par les anciens membres du Pacte de Varsovie, les pays de l’OTAN avaient voulu « aller jusqu’au bout » de la victoire contre l’URSS. Cela a créé une profonde frustration à Moscou. Ce qui ne veut pas dire que la guerre était inévitable.

La France et l’Allemagne, avant la guerre, ont tenté de faire entendre ce point de vue mais les événements leur ont donné tort et elles ont perdu tout leadership sur cette question. Que s’est-il passé ?

T. d. M. : La mémoire pèse lourd. L’Allemagne n’est pas encore affranchie d’un passé qui lui est renvoyé en permanence. Quant à la France, elle est toujours marquée par les accords de Munich et par l’étrange défaite de 1940. Tous autant que nous sommes, nous craignons de nous tromper à nouveau sur une question majeure, comme l’« impérialisme » de Poutine.

On aurait pu penser qu’une fois dans l’OTAN et dans l’Union européenne, les pays baltes et la Pologne par exemple se seraient sentis protégés. Eh bien non. Ils sont obnubilés par le retour de « l’Ours » et ils ont fini par transmettre leur angoisse au reste de l’Europe. Avant l’invasion russe du 24 février en Ukraine, les Européens se sentaient davantage en risque qu’à l’époque de la guerre froide et des deux super-puissances.

L’Europe de l’Est a-t-elle pris le pas sur l’Europe de l’Ouest ?

T. d. M.  : La Pologne et les pays baltes veulent une « victoire totale » contre la Russie. Les Européens de l’Ouest, perclus par de multiples problèmes, n’ont plus la niaque.

Toute guerre a une fin. Quelles devront être les priorités de la diplomatie lorsqu’elle retrouvera droit de cité ?

T. d. M. : Quand le temps sera venu, on n’échappera pas au sujet global de la sécurité en Europe. Cet été, j’ai eu l’occasion de méditer sur l’Ecclésiaste, un livre de sagesse majeur dans la Bible. Il n’y a rien de nouveau sous le Soleil.

 

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