Dimitri Minic : « La guerre en Ukraine a entraîné une perte de crédibilité de la dissuasion nucléaire russe »
ENTRETIEN - Le conflit ukrainien a mis en exergue les failles de la dissuasion russe et entraîné l’élaboration d’une nouvelle doctrine plus agressive. Mais il faut «relativiser le risque d’emploi d’arme nucléaire, même dans ce cadre», souligne l’historien spécialiste de la Russie. Dimitri Minic est historien, docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université et chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri. Il publie ce lundi une étude intitulée "La dissuasion nucléaire russe à l’épreuve de la guerre en Ukraine".

LE FIGARO.- Depuis le début de la guerre, Occidentaux comme Ukrainiens n’ont cessé de franchir les «lignes rouges» décrétées par le Kremlin : livraison d’armes lourdes pour l’Occident, incursion en Russie pour l’Ukraine … En réponse, Moscou a régulièrement agité la menace nucléaire, dont Poutine à sept reprises, mais sans jamais la concrétiser. Pourquoi ?
Les «lignes rouges ont rougi de honte», comme ont pu le dire des officiers supérieurs et généraux de l’armée russe. Si Moscou n’a pas concrétisé ses menaces, c’est tout simplement parce qu’il ne s’est jamais estimé assez faible et qu’il n’a jamais considéré Kyiv assez puissant pour envisager un emploi de l’arme nucléaire. La Russie aurait pu accompagner sa rhétorique nucléaire très agressive de mesures concrètes fortes cherchant à démontrer qu’elle y réfléchissait sérieusement – comme un déploiement très médiatisé de têtes nucléaires depuis les entrepôts centraux vers les bases ou les unités. Mais cela n’a jamais été le cas : ses mesures pratiques de dissuasion nucléaire ont été beaucoup plus modérées voire prudentes.
Une convergence de circonstances très peu probables (à ce stade) devrait se produire pour infléchir la probabilité d’un recours russe l’armée nucléaire. Moscou devrait se trouver en passe de perdre de façon irrémédiable une guerre conventionnelle face à un adversaire (doté ou non doté) supérieur dont les ambitions seraient de conquérir des territoires russes – ou considérés comme tels par Moscou – et/ou de provoquer un changement de régime en Russie.
Cette rhétorique non suivie d’effets ne décrédibilise-t-elle pas la dissuasion russe ?
Le décalage entre une rhétorique nucléaire très agressive et des mesures concrètes très mesurées a en effet entraîné une perte de crédibilité. Une double croyance ancrée chez les élites au pouvoir en Russie explique en partie cette pratique de la dissuasion : l’Occident est prêt à toutes les extrémités pour «détruire» la Russie, mais il est aussi faible et divisé. Moscou a sous-estimé l’impact que produirait l’«opération militaire spéciale» contre l’Ukraine et n’avait pas prévu que les Européens et les Américains se mobiliseraient et réaffirmeraient leur solidarité. Le Kremlin a aussi pâti d’une perception paranoïaque du comportement de l’Occident, jugé belliqueux, et de son influence supposée sur l’Ukraine, considérée comme un proxy mandaté par Washington pour affronter militairement la Russie.
Comprenant qu’une rhétorique menaçante ne suffisait pas, la Russie s’est progressivement adaptée, dès 2023, en conduisant des mesures démonstratives et concrètes pour tenter de restaurer la crédibilité de sa dissuasion. Comme la décision, le 25 mars 2023, de transférer des armes nucléaires tactiques sur le territoire biélorusse en réponse à l’augmentation du niveau d’aide militaire occidentale à l’Ukraine.
Plus largement, la guerre en Ukraine a fait apparaître un certain nombre de failles dans la dissuasion nucléaire russe. Quelles sont-elles ?
Il faut d’abord souligner que la pratique russe s’inscrit dans une forme de continuité avec ce qu’on a pu observer en 2014-2015, au moment de l’annexion de la Crimée et de la subversion du Donbass. En outre, la Russie a une conception et une pratique plus large de la dissuasion, qui dépasse la composante nucléaire en incluant notamment les outils conventionnels et non-militaires/subversifs. Cette dissuasion globale est agressive, coercitive et même préemptive. La première faille révélée par l’«opération militaire spéciale» est l’échec de la «dissuasion stratégique» comme concept de contournement de la lutte armée, dont les promoteurs ont dès le départ surestimé la capacité des moyens et méthodes indirects (militaires ou non) à atteindre des objectifs politiques décisifs. La composante psychologico-informationnelle, centrale dans la théorisation du contournement (et donc dans la dissuasion stratégique), n’a pas eu l’effet coercitif et décisif que les élites militaires russes se plaisent à imaginer depuis des décennies.
"L’efficacité de la dissuasion nucléaire russe n’a été que relative". Dimitri Minic
Deuxièmement, l’armée russe a surestimé les effets de la composante conventionnelle de la dissuasion, à la fois comme outil de dissuasion et comme instrument permettant la désescalade ou la cessation des combats en des termes favorables à la Russie. Ainsi, les premières utilisations du Kinzhal au combat les 18 et 20 mars 2022 n’ont pas contraint l’Ukraine à céder dans les négociations alors en cours avec Moscou. Les frappes massives d’armes conventionnelles de haute précision sur les installations énergétiques ukrainiennes à partir de novembre 2022 n’ont pas non plus permis de provoquer une implosion de l’Ukraine, ni même de créer les conditions d’un succès militaire décisif dans l’offensive russe de janvier 2023.
Troisièmement, l’efficacité de la dissuasion nucléaire n’a été que relative : si elle a de fait empêché l’Occident d’intervenir directement dans le conflit – bien que Washington ait déclaré qu’il n’en avait pas l’idée – et de ralentir l’aide occidentale à l’Ukraine, elle n’a empêché l’Occident ni d’aider l’Ukraine ni d’imposer des sanctions massives à la Russie.
En novembre 2024, l’analyse de ces failles et la perte de crédibilité ont mené à une nouvelle doctrine nucléaire. Quelles sont les évolutions majeures et quelle est sa portée ?
Dès 2022, l’armée russe prône une triple adaptation : renforcer le volet nucléaire – jugé le moins coûteux et, malgré tout, le plus efficace – de la dissuasion stratégique ; accompagner la rhétorique agressive avec des mesures pratiques concrètes pour reconstruire la crédibilité de la dissuasion – comme l’a montré l’organisation, en mai 2024, d’exercices simulant l’emploi d’armes nucléaires tactiques en réponse aux déclarations d’Emmanuel Macron sur les «troupes au sol» et en réaction à la décision américaine de livrer de nouveaux ATACMS à l’Ukraine – ; et abaisser le seuil d’emploi de l’arme nucléaire dans une nouvelle doctrine.
Il s’agit aussi de répondre aux nouvelles conditions : attrition des forces conventionnelles, affaiblissement du potentiel d’influence non militaire, élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède, crainte accrue d’affrontements conventionnels avec des États non dotés (potentiellement soutenus par des États dotés), affaiblissement économique et géopolitique de la Russie… Mais la nouvelle doctrine nucléaire est aussi une mesure de dissuasion concrète dans le contexte de la guerre en Ukraine, répondant à ce que Moscou a perçu comme une logique d’escalade occidentale continue en 2024.
L’abaissement du seuil d’emploi dans la doctrine est en fait au service des actions impérialistes et coercitives actuelles et futures de la Russie, dont l’objectif politique principal reste d’isoler l’Ukraine – et plus largement l’espace post-soviétique et l’Europe orientale – de l’Occident. La nouvelle doctrine cherche à dissuader les Occidentaux de renforcer leur aide à l’Ukraine et les Ukrainiens d’intensifier leurs frappes contre le territoire russe, et, surtout, à associer les actions escalatoires des uns au sort des autres États, dotés ou non, pour tenter de les neutraliser. À plus long terme, la nouvelle doctrine, qui tire la double leçon de l’affaiblissement du pays – certes temporaire – et d’une hostilité occidentale grandissante (en fait, d’une capacité de résistance sous-estimée), vise à sécuriser l’expansion politico-militaire de la Russie chez ses voisins non nucléaires et/ou non alignés (pays Baltes, Finlande, Moldavie, Pologne).
Quelles sont et pourraient être les conséquences de cette nouvelle doctrine, dans le cadre de la guerre en Ukraine mais aussi sur le long terme ?
L’expérience de la pratique russe de la dissuasion nucléaire et l’état du rapport de force en Ukraine, favorable à la Russie, invitent à relativiser le risque d’emploi, même dans le cadre de la nouvelle doctrine nucléaire, qui cherche avant tout à couvrir explicitement certains types de scénarios – comme une intervention militaire occidentale limitée et défensive en Ukraine – par la dissuasion nucléaire pour tenter de paralyser les Occidentaux.
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>Lir el'interview intégrale sur le site du Figaro
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