Europe-Russie : évaluation des rapports de force
Les pays européens ne peuvent plus éluder la « question russe » car la Russie a choisi la guerre. Ils disposent du potentiel nécessaire, c’est-à-dire des moyens économiques, des compétences militaires et du savoir-faire technologique pour faire face à la Russie d’ici 2030 à condition de faire preuve de volonté politique.
C’est le constat de cette étude, réalisée par l’Institut français des relations internationales (Ifri) avec l’appui d’un comité de pilotage réunissant neuf directeurs de think tanks européens et deux experts qualifiés pour la superviser. Elle propose une évaluation interdisciplinaire de l’évolution des rapports de force entre l’Europe et la Russie à la date de novembre 2025. Elle se concentre sur quatre dimensions : les soubassements économiques et, en particulier, énergétiques ; les postures stratégiques et leurs moyens militaires ; la résilience politique et sociale ; le positionnement international et les systèmes d’alliance. Les conclusions confirment que la Russie constitue une menace durable, motivée par des intentions hostiles et un différend fondamental sur l’architecture de sécurité européenne.
    
  
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              Les fronts de l’économie
          
                    Les fronts de l’économie
1) En dépit des sanctions sans précédent imposées à la Russie, sa situation macroéconomique semblait à première vue rétablie durant la période 2022- 2024 : la croissance du PIB atteignait 4,3 % en 2024, le recul du commerce avec les pays européens était compensé par une rapide augmentation de ses échanges commerciaux avec la Chine. Les prix élevés des matières premières, le contournement réussi des sanctions et une discipline budgétaire ont contribué à cette stabilité initiale.

2) Toutefois, l’élan économique de la Russie a culminé à la fin de 2024, et le pays s’oriente désormais vers une stagflation. Ce ralentissement se traduit par des déséquilibres croissants, notamment une inflation en hausse (le taux directeur de la Banque centrale ayant atteint 21 % pendant près de trois trimestres), un déficit budgétaire croissant (prévu à -2,6 % en 2025) et une réduction rapide de la partie liquide du Fonds national de richesse, tombée à 31,5 milliards de dollars en juin 2025.

3) Les perspectives à long terme pour la Russie sont sombres : son potentiel de modernisation est limité et son économie devrait connaître un ralentissement important, devenant de plus en plus dépendante de la Chine. Surtout, le secteur gazier russe ne se remettra pas de la perte du marché européen, ce qui se traduira par une perte estimée à 160 milliards d'euros de recettes d'exportation pour Gazprom sur la période 2025-2030.


4) L’ensemble de l’économie russe adopte progressivement des caractéristiques comparables à celles de l’économie iranienne, combinant modernisation limitée et stagnation prolongée. Bien que la capacité de la Russie à soutenir l’effort de guerre soit loin d’être épuisée, notamment si les prix du pétrole restent stables, une baisse des cours ou l’imposition de nouvelles sanctions rendrait la situation beaucoup plus délicate.
5) L’Europe a, quant à elle, absorbé le choc du découplage énergétique. Les factures annuelles d’importation de combustibles fossiles ont été divisées par deux par rapport aux niveaux de 2022, représentant plus de 250 milliards d’euros d’économies annuelles pour les pays européens. Ils mettent en oeuvre un changement de paradigme sans précédent dans leur politique industrielle (par ex. Critical Raw Materials Act, Net Zero Industries Act) visant à renforcer leur compétitivité et leur résilience. D’ici 2030, ils sont en position de devenir l’acteur central de l'électrification mondiale et de l'action climatique.

    
  
    Titre Edito
              Défense et sécurité nationale
          
                    Défense et sécurité nationale
6) La confrontation repose sur une profonde asymétrie de perception des menaces et des intentions stratégiques. La posture de l’Europe est essentiellement défensive et dissuasive, basée sur le respect du droit international. Si la Russie se présente comme une forteresse assiégée par un Occident hostile, elle cherche parallèlement à réaffirmer sa domination sur son ancienne sphère d’influence et à bâtir une nouvelle architecture de sécurité européenne.
7) Sans exclure l’option d’une agression de grande ampleur contre l’OTAN, la Russie a développé une conception élargie de la guerre. Si les actions indirectes ne parviennent pas à soumettre les adversaires de Moscou, elles doivent permettre de préparer le terrain à une opération militaire ouverte, conçue pour être brève et décisive. La stratégie russe, permanente, interdomaines et coercitive, vise à influencer l’évaluation des risques par les Occidentaux et à paralyser leur prise de décision en instillant la crainte d’une escalade. Jusqu’à présent, deux facteurs majeurs ont contribué à dissuader la Russie d’une agression militaire ouverte contre l’espace euro-atlantique : d’une part, la cohésion de l’OTAN, dont l’engagement de Washington est un facteur clé, et, d’autre part, la résistance continue de l’Ukraine, qui mobilise la plus grande partie de la puissance militaire russe. Si l’un ou l’autre de ces deux facteurs venait à faiblir, le risque d’une confrontation armée ouverte entre la Russie et l’Europe, quelle qu’en soit l’échelle, augmenterait considérablement.
8) L’analyse du rapport de force montre que le domaine terrestre reste le point faible de l’Europe. Même si elle conserve un avantage qualitatif en matière d’entraînement, de commandement et de tactiques interarmes, la Russie possède un avantage décisif en termes de masse, de puissance de feu, de capacité de mobilisation et de tolérance à l’attrition. Dans le domaine aérien, l’Europe bénéficie d’une supériorité quantitative et qualitative nette. Sans soutien massif des États-Unis, le maintien de la supériorité aérienne européenne nécessiterait toutefois de combler les déficits en termes de stocks, de défense aérienne et antimissile intégrée et de capacités de neutralisation des défenses aériennes ennemies. En mer, dans l’espace et dans le cyberspace, l’Europe détient également l’avantage, à condition de l’exploiter en déplaçant la confrontation dans ces espaces, où la posture de déni russe se révèle moins efficace.


9) Le facteur nucléaire reste au coeur de la stratégie d’escalade de Moscou. Face aux échecs rencontrés depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a adapté sa posture en étoffant sa rhétorique nucléaire de mesures de dissuasion plus tangibles, comme le montre la décision de déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie. Dans sa nouvelle doctrine nucléaire, la Russie a en outre abaissé le seuil d’emploi afin d’intégrer plus explicitement des scénarios de confrontations conventionnelles contre des États non dotés, potentiellement soutenus par des États dotés. À l’heure actuelle, les postures de dissuasion américaines, françaises et britanniques ont pour effet de protéger l’Europe des intimidations et du chantage nucléaire russe. Si la crédibilité de la dissuasion élargie des États-Unis venait à être sérieusement mise à mal ou à se montrer défaillante, l’Europe souffrirait en revanche d’un déséquilibre stratégique avec la Russie.
10) L’Europe aimante tous les flux. Si son « arrière stratégique » est plus diversifié en raison de son intégration dans l’économie mondiale, il est aussi plus exposé. Tandis que l’Europe dépend fortement de chaînes d’approvisionnement vulnérables aux risques géopolitiques et d’un soutien transatlantique plus incertain, la Russie s’appuie sur un « axe » anti-occidental qui se découple rapidement des circuits contrôlés par l’Occident.


11) Si les stratèges russes misent sur les effets cumulés des actions indirectes, c’est à la composante psychologico-informationnelle que le rôle le plus important est assigné. Considéré comme potentiellement comparable aux effets d’un déploiement de troupes à grande échelle, l’impact psychologico-informationnel ne se réduit pas aux opérations opportunes de manipulation ou de désinformation, mais vise à transformer les individus et les sociétés sur le long terme, sur les plans émotionnel et psychique. Les réponses de l’Europe restent jusqu’ici défensives et fragmentées mais la prise de conscience de cette dimension s’est opérée.
    
  
    Titre Edito
              Systèmes politiques et résilience sociétale
          
                    Systèmes politiques et résilience sociétale
12) L’État russe fonctionne sur la base d’un système autoritaire consolidé, centralisant la prise de décision au sein d’un cercle de personnes dont beaucoup sont issues des services de sécurité (siloviki), avec, pour conséquence, une faiblesse extrême des institutions et l’absence de perspectives claires d’alternance du pouvoir. L’Europe repose sur le pluralisme, des institutions supranationales et nationales ainsi qu’un débat public ouvert ; bien que plus lente dans ses réponses, cette diversité garantit sa légitimité et sa capacité d’adaptation sur le long terme.

13) La société russe fait preuve d’endurance face à la guerre. La stabilité sociale est assurée par une propagande intense, une répression sévère et des paiements généreux aux recrues provenant principalement des régions périphériques. Cependant, si 70 à 80 % de la population se dit favorable à l'« opération militaire spéciale », la lassitude gagne du terrain, en particulier parmi les jeunes générations. L’Europe a su renforcer sa solidarité et bénéficie d’un fort attachement au modèle démocratique malgré des sacrifices économiques.

14) La Russie fait face à un vieillissement accéléré et à une baisse démographique aggravée par la guerre et l’exil, une immigration peu intégrée et une hostilité envers les migrants. L’Europe, bien qu’elle connaisse elle aussi une stagnation démographique, reste plus attractive et ouverte à l’immigration, en dépit de la montée des populismes.
15) Le régime russe paraît stable à court terme grâce au contrôle total des élites et de la société, mais reste exposé à des risques de transition chaotique si le pouvoir venait à changer de main. L’Europe, quant à elle, est vulnérable aux crises internes mais bénéficie d’une résilience démocratique et d’un mode de vie attractif, avec un risque d’implosion limité à court et moyen termes grâce à la capacité de surmonter les crises collectivement.
    
  
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              Alliances et positionnement international
          
                    Alliances et positionnement international
16) La Russie dispose d’un réseau international dont le coeur est composé de partenariats bilatéraux avec des régimes anti-occidentaux : l’Iran et la Corée du Nord lui fournissent des équipements militaires cruciaux, tandis que la Chine demeure son principal soutien politique et économique. De nombreux pays facilitateurs l’aident à contourner les sanctions et elle a de multiples sympathisants dans le « Sud global » et en Europe même (Hongrie, Slovaquie). Cependant, beaucoup de ces relations sont transactionnelles et fragiles.

17) L’Union européenne s’appuie prioritairement sur ses alliances structurantes : l’OTAN, de nombreux accords économiques et stratégiques avec plus de 70 partenaires, ainsi qu’une forte présence dans les organisations multilatérales. L’Europe renforce sa sécurité collective par de nouveaux formats d’intégration rapide (E5, Weimar, NB8), la multiplication d’initiatives coordonnées, et une attractivité supérieure pour l’investissement et la coopération économique, scientifique et réglementaire.

18) Moscou se positionne comme le pilier d’un ordre « post-occidental », remettant en cause les normes internationales établies. Il réussit à instrumentaliser un discours post-colonial pour séduire dans certaines régions ; notamment en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Cependant, l’UE reste le principal donateur d’aide publique mondiale (plus de 95 milliards d’euros/an, contre 1,2 milliard pour la Russie) et offre une alternative crédible, stable et durable.

19) Si la Russie présente une capacité de nuisance et de courtage appréciée par certains partenaires opportunistes, elle ne parvient pas à proposer des projets économiques majeurs durables. L’Europe s’impose par sa stabilité et ses possibilités d’élargissement qui sont un puissant levier de transformation.
    
  
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              À retenir
          
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              Quatre points clés
          
    
    La Russie est parvenue à maintenir sa situation macroéconomique, mais s’oriente désormais vers une stagflation très préjudiciable à moyen terme. Le pays n’investit que dans la guerre. L’Europe a su absorber le choc du découplage énergétique en maintenant son unité et en améliorant son intégration géoéconomique. Elle repense en termes industriels, tout en maximisant sa complète intégration aux circuits financiers internationaux.
Complètement enlisée en Ukraine, la Russie mène une guerre d’attrition au prix de pertes considérables. Ce faisant, elle entretient une logique de confrontation avec les pays européens qui soutiennent l’Ukraine. Moscou place le facteur nucléaire au coeur de sa logique d’escalade afin de les inhiber. Leur point faible réside dans le domaine terrestre où la Russie possède l’avantage de la masse et de la puissance de feu. En revanche, dans les domaines aérien, naval, spatial et cyber, les pays européens conservent l’avantage.
La prise de décision est concentrée par Vladimir Poutine dont le mandat actuel court jusqu’en 2030. Endurante, la société russe s’est installée dans la guerre qui, selon le discours officiel, doit favoriser l’émergence de nouvelles élites. En réalité, les pertes humaines sont subies par les régions les plus pauvres de la Fédération. Les pays européens restent dans une logique d’ouverture à la mondialisation. Leurs opinions soutiennent majoritairement l’Ukraine comprenant que se joue indirectement une question de modèle de société sur le continent.
La Russie bénéficie du soutien militaire de la Corée du Nord et de l’Iran, et de l’appui de la République populaire de Chine. Condamnée par de nombreux pays, elle n’est sanctionnée que par les Occidentaux. Sur le plan diplomatique, la guerre lui sert à nourrir un discours « post-occidental » qui trouve de l’écho dans le « Sud global » alors même que sa contribution à l’aide au développement est dérisoire par rapport à celle de l’Europe. Elle a renforcé les liens entre l’UE et l’OTAN avec l’entrée de la Suède et de la Finlande. Les perspectives d’élargissement apparaissent comme de puissants leviers de transformation du continent.
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