La dissuasion nucléaire russe à l'épreuve de la guerre en Ukraine

Dès le lancement de son « opération militaire spéciale » (SVO) contre l’Ukraine, le 24 février 2022, le Kremlin, qui dispose de l’un des plus vastes arsenaux nucléaires au monde, a adopté des mesures de dissuasion agressives et une rhétorique résolument menaçante.

L’échec initial de la SVO, la guerre de haute intensité prolongée et inattendue qui s’en est suivie ainsi que les revers militaires subis par la Russie ont alimenté les craintes d’un possible emploi de l’arme nucléaire par Moscou. Cette inquiétude fut d’autant plus vive qu’à partir de 1993, la stratégie nucléaire post-soviétique de la Russie a progressivement étendu la dissuasion nucléaire à la guerre conventionnelle, et envisagé la possibilité d’un emploi en premier pour empêcher une telle guerre de survenir ou dissuader l’adversaire de la poursuivre (deèskalaciâ), y compris dès le début du conflit.
Au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, la question de la dissuasion et de ses mécanismes était encore peu théorisée et insuffisamment comprise dans l’armée russe. Après une période de théorisation féconde, dont les fondements continuent de structurer la théorie générale russe de la dissuasion, la pensée militaire a progressivement évolué, passant de la centralité de la dissuasion nucléaire en 1993-2003 – avec un abaissement du seuil d’emploi – à une conception plus large de la dissuasion dite « stratégique » (strategičeskoe sderživanie) à partir du milieu des années 2000. Dans ce cadre, la composante nucléaire a été progressivement complétée par des forces, méthodes et moyens conventionnels et non-militaires/subversifs. Cet élargissement reflétait un double contexte : la modernisation des forces conventionnelles russes et une perception des menaces davantage centrée sur les conflits hybrides et les guerres locales que sur une guerre conventionnelle avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Cette évolution a conduit, en 2010, au relèvement du seuil d’emploi de l’arme nucléaire.
Dans un article récemment publié dans Les Champs de Mars, nous avons retracé l’évolution théorique et doctrinale des dissuasions stratégique et nucléaire russes entre 1993 et 2022, en nous appuyant sur un vaste corpus de sources primaires russes, composé des documents de doctrine (doctrines militaires, concepts et stratégies de sécurité nationale, doctrine nucléaire, doctrine navale), de discours d’officiels politiques et militaires, et, enfin, de la littérature militaire (revues, journaux, dictionnaires et encyclopédies du ministère de la Défense), à laquelle l’accès, déjà limité dans les années 2010, a été considérablement réduit depuis 2022. Ce retour indispensable aux sources russes a permis d’approfondir et de réexaminer certains pans de la recherche précieuse produite sur la dissuasion russe, en affinant la connaissance de la théorie par la restitution des catégories, termes et concepts à travers lesquels l’armée russe pense la dissuasion. Il a également offert une meilleure compréhension de la chronologie et des logiques des évolutions théorico-doctrinales, ainsi que des relations entre la théorie, la doctrine, la pratique et la culture stratégiques russes. Ce travail a aussi permis de mieux comprendre l’élargissement de la théorie de la dissuasion aux domaines conventionnel et non militaire/subversif, et de montrer comment cette évolution a reflété une vision renouvelée de la stratégie, marquée par la théorisation du contournement de la lutte armée. Cette étude montrait enfin brièvement comment l’échec de la SVO avait remis en cause l’ensemble du système de dissuasion stratégique russe et comment la Russie avait commencé à s’adapter aux failles de sa dissuasion.
En conclusion de cet article, il était mentionné que la Russie pourrait finir par abaisser son seuil d’emploi dans une nouvelle doctrine, non seulement pour tenter de rétablir à court terme la crédibilité de sa dissuasion nucléaire dans le cadre de la guerre en Ukraine, mais aussi et surtout à plus long terme, afin de compenser l’affaiblissement de ses forces conventionnelles et de son potentiel économique et technologique, ainsi que de se prémunir d’un affrontement conventionnel avec l’OTAN, jugé de plus en plus plausible aux yeux de Moscou. Depuis la publication de la nouvelle doctrine nucléaire en novembre 2024, certains experts ont eu tendance à en minimiser la portée, tandis que des observateurs y ont vu l’expression d’une prétendue « doctrine Karaganov », reproduisant ainsi des facilités analytiques qui obscurcissent la compréhension de la stratégie russe, à l’instar des fameuses « doctrine Gerasimov » ou « Gromyko ».
S’appuyant sur de nouvelles sources primaires et intégrant les cas pratiques les plus récents (2024-2025), la présente étude prolonge cet article de recherche et en approfondit les conclusions relatives à l’expérience de la SVO, afin de proposer une analyse globale et originale des évolutions de la dissuasion nucléaire russe à l’épreuve de la guerre en Ukraine. Cette étude s’inscrit dans la continuité de notre recherche doctorale sur la pensée et la culture stratégiques russes post-soviétiques . Celle-ci a notamment permis de souligner l’importance de s’appuyer sur les sources primaires russes et de prendre en considération les contextes spécifiques – historiques, politiques, culturels et idéologiques – qui façonnent les théories, doctrines et pratiques stratégiques russes, plutôt que d’y appliquer mécaniquement des cadres conceptuels ou analytiques issus de lectures occidentales généralistes. Cette nouvelle étude prolonge enfin nos travaux sur la façon dont les élites militaires russes perçoivent la guerre en Ukraine et ses conséquences, sur les plans politique, stratégique et militaro-opérationnel.
Après avoir synthétisé les principales étapes de l’évolution théorico-doctrinale entre 1993-2021, indispensables au lecteur pour cerner certaines spécificités de la dissuasion russe, nous évaluerons l’impact de la guerre en Ukraine sur cette dernière, et en particulier sur sa dissuasion nucléaire. Avec quelle stratégie de dissuasion Moscou s’est-il engagé dans la SVO ? En quoi la guerre en Ukraine a-t-elle exposé la nature et les limites de la dissuasion russe ? Quels bilan, critiques et recommandations l’armée russe a-t-elle faits ? Comment la Russie a-t-elle essayé de s’adapter ? Comment interpréter la publication, le contenu et les implications de la nouvelle doctrine nucléaire ? Dans quelle mesure l’élection de Donald Trump modifie-t-elle les calculs russes en matière de dissuasion nucléaire ? La solidarité européenne persistante et l’enlisement militaire de Moscou en Ukraine peuvent-ils infléchir la probabilité d’un recours russe à l’arme nucléaire ?
Dimitri Minic est historien, docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université (2021) et chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri, où il est également rédacteur-en-chef adjoint des collections numériques Russie.Eurasie.Visions et Russie.Eurasie.Reports. Ses recherches portent notamment sur la pensée et la culture stratégiques russes, les élites militaires et politico-militaires russes, l’armée russe et les capacités hybrides et de haute intensité russes. Il travaille également sur les dissuasions stratégique et nucléaire russes, ainsi que sur les relations russo-occidentales. Il a notamment publié :
« Russian Strategic Thinking and Culture Before and After February 24, 2022 » (National Defence University, Helsinki, septembre 2024).
« Que pense l’armée russe de sa guerre en Ukraine ? Critiques, recommandations, adaptations » (Ifri, septembre 2023)
« How the Russian Army Changed its Concept of War, 1993-2022 » (Journal of Strategic Studies, mai 2023).
Il est l’auteur de Pensée et culture stratégiques russes : du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Paris, Maison des sciences de l’homme, avril 2023), livre tiré de sa thèse pour lequel il a reçu le Prix Thibaudet 2023.
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