La croissance de l'Afrique est-elle une vue de l'esprit ?
En mai, la Banque mondiale publiait son Africa Development Indicators 2011. Cette publication est toujours attendue car le matériau statistique proposé, toujours précis et commenté, est précieux. A partir de ces chiffres, plusieurs éléments d’analyse se dessinent et mettent en perspective la perception de l’évolution du continent. Trois points apparaissent essentiels : l’évolution économique du continent, les inégalités de son développement et les défis encore à relever pour permettre une amélioration ou une stabilisation des situations.
Le continent en pleine croissance : éviter l’Afro-optimisme béat
L’Afrique [1] " qui va " est le nouveau credo des observateurs occidentaux, tant dans la société civile que dans le secteur privé. Le rapport rappelle la croissance économique du continent - plus de 5 % par an. Par ailleurs, les analystes notent que la crise mondiale ne l’a pas épargné mais que le retour aux niveaux d’avant-crise a été rapide.
Ces bons chiffres de la croissance africaine justifient l’intérêt grandissant et la vision de plus en plus rassurée que les investisseurs portent sur le continent. Les conséquences sociales et économiques de cette évolution sont déjà très importantes. D’autres études [2] indiquent en effet que 300 millions de personnes sont sorties des logiques de survie et entrent dans la " classe moyenne ". Cette classe moyenne consomme et d’importants marchés s’ouvrent par exemple aux opérateurs de télécoms ou aux entreprises agro-alimentaires. La modernisation du continent, largement liée à son urbanisation rapide, est également un fait indéniable et porteur de bien des espoirs. La pauvreté recule objectivement : le rapport de la Banque mondiale indique que l’indice de pauvreté baisse d’un point par an sur le continent. La croissance du PNB par habitant est, elle, passée d’une moyenne de 2 % par an entre 1980 et 1989 à 12,2 % dans la décennie 2000. L’Afrique va donc mieux et ses potentialités restent très importantes, tant du fait de la richesse de ses matières premières que parce qu’elle est un réservoir de terres agricoles de premier ordre.
Bien-être et qualité de vie : les absents de la croissance
Cette amélioration de la situation économique ne doit cependant pas faire oublier que les évolutions par pays montrent des disparités énormes : si le revenu national brut (RNB/GNI) par habitant atteint plus de 12 000 $ en Guinée équatoriale en 2009, il est de160 $ en RDC et de 150 $ au Burundi, sans parler des pays, comme la Somalie, où les statistiques sont simplement absentes. Par ailleurs, si 300 millions de personnes sont sorties - au moins temporairement - de la pauvreté, près de 200 millions d’Africains sont toujours sous-alimentés. En RDC ou au Burundi, plus des deux tiers de la population (42 millions de personnes en RDC !) n’ont pas accès à une nourriture suffisante. De même, et même si des améliorations sont notables, le taux de mortalité infantile moyen sur le continent dépasse 70 ‰ (il est de moins de 4 ‰ en France).
Par ailleurs, la croissance économique d’un pays ne dit pas tout et des statistiques plus détaillées permettent d’analyser d’autres éléments. Ainsi, la qualité de vie des habitants est un indicateur essentiel : plus de 90 % des Botswanais ont accès à une eau potable de bonne qualité mais au Kenya, pourtant économiquement dynamique, ce taux tombe à 60 % des habitants. En Éthiopie, si 98 % des urbains y ont un bon accès, à peine un quart des ruraux en bénéficient. Le pays étant rural à 83 % [3], c’est près de 52 millions de personnes [4] qui n’ont pas accès à une eau de bonne qualité. Des disparités énormes s’observent donc entre les pays, mais également au sein des territoires et même des populations. De fait, les femmes restent marginalisées. Leur accès à l’éducation, par exemple, reste globalement plus faible, même dans des pays économiquement dynamiques. Ainsi, le rapport indique que plus de 60 % des Sénégalais adultes sont lettrés mais moins de 40 % des Sénégalaises.
Le défi toujours actuel de la " gouvernance "
En outre, le rapport rappelle opportunément, contre l’idée généralement admise, que l’enrichissement généralisé du continent n’entraîne pas de manière automatique une amélioration des infrastructures ou des situations politiques. Ainsi, le nombre d’États fragiles sur le continent n’a presque pas évolué entre 2005 et 2009. La situation n’est pas seulement due aux conflits armés : on meurt également de la faim, de maladies ou d’homicides (en Afrique du Sud en particulier). Par ailleurs, en 2010, le continent comptait 10,3 millions de déplacés internes et 2,5 millions de réfugiés. Ces situations de crise affectent durablement la qualité de vie des habitants et ne peuvent être résolues sans un soutien ferme au renforcement des institutions et des capacités des États.
L’amélioration des infrastructures ainsi que la stabilité politique des pays africains sont, comme partout, assurées de manière privilégiée par les institutions gouvernementales. Il est donc essentiel de réfléchir à leur rôle et, si besoin, de les soutenir dans leur effort de développement. De fait, même quand les populations s’enrichissent, la faible capacité de régulation des États reste un problème majeur. Les populations qui s’enrichissent, même modestement, aspirent à sécuriser leur mode de vie en se constituant un capital immobilier. Mais comment acheter, quand les monnaies locales se déprécient et que les prêts, eux, doivent être remboursés en dollars ? En outre, les populations les plus riches ont modifié leurs habitudes alimentaires, en consommant plus de viandes et de sucres. Sans régulation par les États, cette situation comporte des risques majeurs. De fait, la production de viande est très couteuse en terres et pourrait conduire à limiter les surfaces dédiées aux céréales, accentuant encore l’insécurité alimentaire globale. La consommation de sucre - par les sodas en particulier, qu’on appelle opportunément " sucreries " en Afrique de l’Ouest - conduit, elle, à l’explosion du diabète de type 2, qui touchera 300 millions d’Africains en 2025. Peu dépisté, mal pris en charge dans des infrastructures de santé trop rares, il est devenu en quelques années un problème de santé publique majeur sur le continent [5].
Changement de situation ou changement de point de vue ?
L’idée que l’Afrique va bien est donc largement une construction intellectuelle. D’une part, il est bien difficile de parler à l’échelle du continent : on hésiterait à comparer la Grèce et la Norvège qui sont pourtant beaucoup plus proches que le Botswana de la Sierra Leone. D’autre part, nos perceptions sont profondément le fruit de notre réceptivité. Un chercheur [6] analyse le phénomène pour les années 1990 et rappelle que les crises en Éthiopie (1984), au Sud-Soudan (décembre 1988) et en Somalie (décembre 1992) ont eu un écho dans le monde occidental parce qu’elles ont été médiatisées à l’approche de Thanksgiving et de Noël. C’est en l’espèce la réceptivité qui fait la crise. Mais les crises alimentaires africaines ne font plus donner. Les ONG multiplient les appels aux dons mais, alors qu’elles auraient besoin de 250 millions d’euros pour répondre aux besoins des 16 millions de personnes menacées en ce moment par la famine dans le Sahel et des centaines de milliers de déplacés à la suite de la crise politique du Nord Mali, elles n’en ont réuni pour l’instant que le cinquième [7].
Il ne faut donc pas que l’embellie économique de l’Afrique et le regain d’intérêt qu’elle suscite chez les investisseurs ne fasse écran à sa fragilité fondamentale et ne conduise à un désintérêt pour des questions humaines et politiques cruciales. La main invisible du marché ne réglera pas les crises alimentaires et humaines du continent. La volonté politique et la responsabilité, des États africains comme des partenaires internationaux, sont des voies modestes, mais les seules possibles pour que le colosse aux pieds d’argile qu’est le continent prenne toute sa puissance et sa place sur la scène internationale. Il reste à savoir si c’est bien ce que le monde veut.
Hélène Quénot-Suarez est chercheur au programme Afrique subsaharienne de l’Ifri
[1] Nous parlons ici exclusivement de l’Afrique sub-saharienne.
[2] Voir Hélène Quénot-Suarez, Consommer dans un environnement incertain : le paradoxe des classes moyennes africaines, Notes de l’Ifri, Paris, 2012,
[3] United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, World Urbanization Prospects: The 2011 Revision, File 1: Population of Urban and Rural Areas and Percentage Urban, 2011.
[4] Avec environ 84 millions d’habitants, l’Éthiopie est le pays le plus peuplé d’Afrique subsaharienne après le Nigeria (162 millions)
[5] D’où le récent somment africain francophone sur le diabète :
http://www.afriquejet.com/diabete-2011102826213.html
[6] Alex de Waal, " Dix ans de famines dans la Corne de l‘Afrique : un premier bilan de l‘action humanitaire ", Politique Africaine, n° 50, juin 1993, p. 74.
[7] Voir sur le sujet :
http://www.francetv.fr/info/une-grave-crise-alimentaire-se-profile-au-sahel_87073.html
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