25
nov
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Kassym-Jomart Tokayev, Président du Kazakhstan
Michaël LEVYSTONE, tribune parue dans L'Express

Comment la France peut profiter du recul de l'influence de Moscou en Asie centrale

La visite en France du président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaïev, à la fin du mois de novembre, pourrait permettre de créer un partenariat dans le nucléaire. Astana peut aussi servir de canal de communication avec le Kremlin.L'Asie centrale se trouve exposée aux conséquences des deux plus graves crises internationales du moment : l'Afghanistan, à nouveau tombé sous la coupe des Talibans le 15 août 2021, et l'Ukraine, envahie par la Russie le 24 février 2022. 

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L'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), pacte de défense mis en place par le Kremlin en 2002 en Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan), en Europe orientale (Biélorussie) et dans le Caucase (Arménie), existe toujours, mais son inaction remarquée lors des récentes escalades militaires aux frontières entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie d'un côté, et entre le Tadjikistan et le Kirghizstan de l'autre, souligne une incapacité de la Russie (conjoncturelle, à ce stade) à assumer son rôle traditionnel de pourvoyeur de sécurité sur ses marges méridionales. 

Toujours est-il que cette situation crée, de part et d'autre de la mer Caspienne, un appel d'air pour les puissances rivales de la Russie : ainsi de la Chine, qui a assuré de son soutien sans failles le Kazakhstan (dont la souveraineté a été contestée par certains hommes politiques russes depuis le début de la guerre en Ukraine) ; de la Turquie, allié inconditionnel de l'Azerbaïdjan dans le Caucase, et qui s'est rapprochée, en Asie centrale, du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan sur le plan militaire depuis le printemps dernier ; enfin, des États-Unis, qui ont envoyé le nouveau chef du Commandement central américain (CENTCOM), le général Michael Erik Kurilla, au Tadjikistan en août, et la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, en Arménie en septembre.  

En ce qui concerne le Kazakhstan, la volonté patente de ses dirigeants depuis le début de la guerre en Ukraine de nouer des partenariats alternatifs à la Russie dans les domaines sécuritaire et économique sonne comme un approfondissement de la diplomatie "multivectorielle" menée par Astana depuis le milieu des années 1990.

Elle se double de déclarations publiques univoques, s'agissant de l'action conduite par le président Poutine en Ukraine. Dès les premières semaines du conflit, Astana a manifesté son refus - fondé sur son attachement à la Charte des Nations unies et au respect du droit international - de reconnaître l'indépendance des Républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk, une position réitérée s'agissant de Zaporijjia et de Kherson, autres régions ukrainiennes annexées par la Russie.  

La guerre en Ukraine pourrait indirectement favoriser un renforcement des coopérations existantes entre le Kazakhstan et l'UE. Sur le plan commercial, l'Europe est, nettement devant la Russie et la Chine, le premier partenaire d'Astana, avec lequel elle a réalisé pour 26 milliards d'euros d'échanges en 2021. Rappelons également que le Kazakhstan est le seul pays d'Asie centrale à avoir, à ce jour, signé avec l'UE un accord de partenariat et de coopération renforcé (APCR), entré en vigueur en 2020. Sur fond de croissance des échanges sino-européens, le Kazakhstan est appelé à servir de hub dans les domaines des transports et de la logistique entre le Vieux Continent et l'Empire du Milieu, qui mise désormais davantage sur l'itinéraire de ses Nouvelles Routes de la Soie transitant par le territoire kazakhstanais, plutôt que sur celui empruntant les territoires russe et biélorusse. 

La réorientation d'une partie des flux commerciaux sino-européens à travers le Kazakhstan est à même de développer de nouveaux axes de coopération transcaspiens, notamment avec l'Azerbaïdjan, s'agissant de l'exportation du pétrole kazakhstanais vers les marchés européens. La coopération énergétique entre le Kazakhstan et l'UE ne se limite pas au secteur des hydrocarbures (pour lequel le territoire russe reste malgré tout, et de très loin, l'espace principal pour le transit des exportations kazakhstanaises) : des sociétés européennes mettent en oeuvre des projets dans le domaine de l'hydrogène vert au Kazakhstan (à l'image du consortium germano-suédois Svevind, qui s'implante dans l'ouest du pays), et un partenariat stratégique a encore été signé en ce sens lors de la COP27 à Charm el-Cheikh par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le Premier ministre kazakhstanais Alikhan Smaïlov.  

Dans le cas de la France, travailler plus avec la puissance phare de l'Asie centrale - qui a signé un traité de partenariat stratégique avec Paris en 2008 - fait particulièrement sens, dans le contexte actuel, et ceci, à plusieurs égards.  

Tout d'abord, le Kazakhstan fait figure de partenaire naturel de la France au regard de la volonté du président de la République, Emmanuel Macron, d'étendre le parc nucléaire de l'Hexagone afin de prétendre à une complète indépendance énergétique au cours de la prochaine décennie. Le Kazakhstan, à travers sa holding minière Kazatomprom, s'est imposé comme le premier exportateur mondial d'uranium, assurant à lui seul près de 40 % des livraisons mondiales de la ressource. De son côté, la France pourrait faire bénéficier au Kazakhstan, intéressé par la perspective de se doter d'une centrale nucléaire, de son expertise en la matière.  

Ensuite, il existe un élan réformateur au Kazakhstan, où le président Tokaïev a organisé, le 5 juin 2022, un référendum constitutionnel pour ouvrir la voie à un "Nouveau Kazakhstan". La limitation des mandats présidentiels à un septennat non reconductible, les mesures sociales (réforme des retraites, soutien à la jeunesse) et la libéralisation économique (notamment en vue d'encourager l'entrepreneuriat) augurent de changements profonds. La France peut accompagner ce nouvel élan dans un pays qui s'était inspiré, comme d'autres en Asie centrale, de la Constitution du 4 octobre 1958 pour adopter sa propre Loi fondamentale, au lendemain de son indépendance proclamée le 16 décembre 1991. 

Enfin, pour peu que les relations russo-kazakhstanaises s'améliorent, le Kazakhstan, seul pays centrasiatique avec le Kirghizstan à siéger au sein de toutes les principales organisations régionales aux côtés de la Russie, pourrait servir d'intermédiaire dans les négociations avec le Kremlin, un rôle assumé par Astana à l'occasion de la crise russo-turque de 2015-2016, notamment.

Cela permettrait au Kazakhstan de revêtir son costume de messager diplomatique auprès de la Russie et à la France, qui n'a de cesse de prôner envers et contre tout la poursuite du dialogue avec toutes les parties au conflit en Ukraine, de se doter d'un canal supplémentaire de communication avec le Kremlin.  

En somme, la visite du président kazakhstanais à Paris constitue pour la France une occasion rare, depuis le début du conflit en Ukraine, d'opérer un rapprochement auprès d'un allié très proche de la Russie qui a pris des positions courageuses ces derniers mois, et avec lequel il existe des perspectives aussi importantes que naturelles pour l'approfondissement de la coopération économique. 

 

Michaël Levystone, chercheur associé au Centre Russie/NEI de l'IFRI, auteur d'une étude sur la connectivité en Asie centrale
 

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guerre en Ukraine Kazakhstan