14
avr
2023
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Julien NOCETTI, tribune parue dans Le Monde

« L’affaire TikTok vient éclairer en creux la politique chinoise de l’administration Biden »

Chercheur en géopolitique du numérique, Julien Nocetti constate, dans une tribune au « Monde », qu’Europe et Etats-Unis convergent pour considérer la régulation des réseaux sociaux comme un enjeu central de leurs rapports avec la Chine.

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Les débats autour de TikTok illustrent un étrange hiatus entre la nature d’une écrasante majorité de ses usages – une futilité plus ou moins joyeuse – et sa mise en lumière dans les rapports internationaux. La trajectoire ascendante de TikTok et de sa maison mère, ByteDance, pourrait bientôt symboliser le point culminant des interdépendances sino-californiennes qui ont abondamment nourri les capitalismes numériques américain et chinois de ces vingt dernières années, aujourd’hui remises en cause par le « découplage » technologique entre Washington et Pékin. L’affaire TikTok illustre enfin la convergence entre les Etats-Unis et l’Europe dans la recherche d’une maîtrise de leurs dépendances respectives.

La première convergence concerne la perception de la menace chinoise. Du côté américain, un constat bipartisan établit que l’affaire TikTok clôt deux décennies de quasi-« business as usual » avec la Chine, où les considérations géopolitiques n’étaient certes pas absentes de l’équation, mais restaient soumises aux flux – humains, technologiques et de capitaux. L’enjeu TikTok vient aussi éclairer en creux la politique chinoise de l’administration Biden, laquelle a placé l’application en haut du spectre de la menace pour la « sécurité nationale ».

Premier média social né hors des Etats-Unis capable de rivaliser voire de surpasser les plates-formes de la Silicon Valley, TikTok vient contester l’hégémonie des Etats-Unis dans l’économie numérique, champ qui a permis à la puissance économique et militaire américaine de se réinventer. Nul doute que l’« impératif de l’innovation » continuera de guider la compétition entre Washington et Pékin, mieux que des logiques classiques de rivalité militaire, voire que les contentieux commerciaux récurrents entre les deux pays – TikTok ne représente ici qu’un pion.

Navettes diplomatiques

La lecture américaine de la « menace TikTok » est partiellement partagée du côté européen, selon un nuancier reflétant les complexités du rapport plus large du continent à la Chine. Diversement appréciée de ce côté de l’Atlantique, la compétition sino-américaine illustre pleinement la difficulté pour les Européens de déterminer leur positionnement commercial et stratégique par rapport à la Chine, alors que celle-ci vise à légitimer son techno-autoritarisme. La France et l’Allemagne, en particulier, conservent une ligne ambivalente envers Pékin, cherchant à préserver les relations économiques bilatérales et retournant les questions politiques sensibles à Bruxelles – dont, précisément, les enjeux numériques.

Sur le plan de la gestion des risques, en revanche, une même évaluation, à savoir que la subversion est devenue la norme plus que l’exception dans la vie politique internationale, soude la relation transatlantique. Les repères se brouillent, au point que la segmentation traditionnelle de l’espace informationnel entre acteurs locaux et internationaux, entre médias classiques et influenceurs numériques, s’efface. L’idée que TikTok puisse instrumentaliser la liberté d’expression des sociétés ouvertes pour favoriser la passivité à un moment de forte pression au sein de nos systèmes politiques semble partagée au sein de l’Union européenne (UE) comme aux Etats-Unis.

Une deuxième convergence concerne les rapports transatlantiques en matière de numérique, dans le contexte de la guerre en Ukraine. A rebours des tensions autour de Huawei en 2019, qui s’étaient accompagnées d’une diplomatie coercitive des Etats-Unis envers ses alliés européens, l’affaire TikTok voit plutôt une confirmation de la stratégie d’alliances que la Maison Blanche vise à structurer, avec des navettes diplomatiques remarquées depuis trois mois – du Forum de Davos à la conférence sur la sécurité de Munich, jusqu’au Mobile World Congress de Barcelone – pour inciter les Européens à rallier l’intransigeance américaine vis-à-vis de TikTok.

«Souveraineté numérique »

Ce volet politique, qui trouve un canal d’expression au sein du Conseil du commerce et des technologies UE-Etats-Unis, se double d’une stratégie industrielle interne protectionniste, notamment via l’Inflation Reduction Act [IRA] qui permet de subventionner le made in America au mépris des règles de l’Organisation mondiale du commerce.

Une troisième convergence, enfin, replace la régulation des réseaux sociaux au cœur des rapports de puissance, tant entre alliés qu’entre adversaires géopolitiques. Il est frappant de remarquer les analogies du discours américain sur TikTok avec les inquiétudes exprimées de longue date par l’UE en matière de « souveraineté numérique ». A travers son expansion numérique, la Chine tendrait-elle un miroir déformant aux Etats-Unis ?

Comme lors de l’entrée en application du RGPD [règlement général de protection des données] européen, en mai 2018, l’effet d’entraînement normatif de l’UE sera scruté de près avec l’affaire TikTok. Plutôt qu’une interdiction de l’application, comme certains politiques américains l’envisagent, ce qui serait une mesure sans précédent dans un espace démocratique sans l’invocation d’un motif grave, l’UE cherchera une adaptation des pratiques de TikTok (transparence, modération, etc.), en mobilisant la panoplie de ses outils juridiques, à commencer par le Digital Services Act, qui doit entrer en vigueur en septembre.

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Julien Nocetti est chercheur associé à l’IFRI et à Géode, enseignant à l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan et directeur de la chaire Gouvernance du risque cyber à Rennes School of Business

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