05
aoû
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Amélie FEREY, tribune parue dans Le Monde

« Les opérations militaires ciblées ne constituent pas une solution politique suffisante pour neutraliser les organisations visées »

Les éliminations d’ennemis sont une manière pour les démocraties de préserver leurs intérêts à l’étranger en allégeant le coût des interventions, analyse dans une tribune au « Monde » Amélie Férey, chercheuse à l’Institut français des relations internationales. Mais elles soulèvent des questions de temporalité et d’éthique.

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« Justice has been delivered. » Les mots choisis par Joe Biden pour annoncer, dans la nuit du lundi 1er août, la mort du leader d’Al-Qaida Ayman Al-Zawahiri sont lourds de sens. Ils reprennent fidèlement ceux prononcés onze ans plus tôt par Barack Obama lors de l’élimination d’Oussama Ben Laden, tué par un commando de Navy Seals alors qu’il se trouvait au Pakistan, un pays pourtant allié des Etats-Unis.

Al-Zawahiri a quant à lui été tué par un missile tiré depuis un drone, comme en 2020 Abdullah Ahmed Abdullah, haut responsable d’Al-Qaida alors qu’il se trouvait en Iran, et comme le général iranien Ghassem Soleimani, commandant des Forces Al-Qods, à l’aéroport de Bagdad. Si les méthodes diffèrent, la doctrine est la même : celle des assassinats ciblés, permettant à un Etat d’utiliser la force létale pour éliminer les personnes représentant une menace pour sa sécurité et se trouvant en dehors du territoire national.

Pensées dans le contexte de la seconde Intifada en Israël, ces éliminations utilisant des capacités militaires (forces spéciales, hélicoptères, drones) ont d’abord été condamnées par Washington, avant d’être adoptées dans le double sillon de la guerre contre le « terrorisme » post-11-Septembre et du développement des drones armés.

Elles sont aujourd’hui prisées par les démocraties occidentales. Ces actions peuvent avoir lieu dans le cadre d’un conflit. Elles n’entrent alors pas en contradiction avec le droit applicable si elles ciblent des combattants ou des civils participant directement aux hostilités. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique), a ainsi été tué par les forces spéciales françaises au Mali en juin 2020.

Elles peuvent également avoir lieu en dehors d’un théâtre d’opérations, comme au Pakistan. Leur compatibilité avec le droit international pose alors problème, en raison du principe de souveraineté qui interdit les opérations militaires par des pays tiers sans accord préalable. Pour la Maison Blanche, si un Etat est « incapable ou réticent » à arrêter une personne posant une menace « imminente » aux intérêts des Etats-Unis, ces derniers sont fondés à utiliser la force armée, le théâtre d’opérations se déplaçant pour ainsi dire avec la personne visée.

Avantages tactiques

La temporalité de ces frappes interroge, comme le rappelle le choix de Joe Biden d’utiliser une formulation plaçant cette action dans le prolongement de celle d’Oussama Ben Laden. Alors que les démocraties sont accusées par leurs détracteurs d’être minées par leurs errements de volonté au gré des élections, et sont régulièrement dépeintes comme des régimes « amollis », peu enclins à utiliser la force pour défendre leurs intérêts, les Etats-Unis démontrent au contraire une détermination à éliminer ceux qui les menacent.

Cette permanence pose cependant la question de la limitation du pouvoir accordé à l’exécutif américain : aucun armistice n’étant possible avec Al-Qaida, le conflit paraît voué à se prolonger autant que l’organisation existe.

Or, si ces opérations ont des avantages tactiques, elles ne constituent pas une solution politique suffisante pour neutraliser les organisations visées. Certes, elles compliquent les communications entre les membres d’un réseau et leur ôtent des compétences recherchées. L’assassinat à Sfax, en 2016, de l’ingénieur Mohamed Zouari, par un commando vraisemblablement israélien, avait ainsi pour ambition de priver le Hamas et le Hezbollah d’un savoir-faire rare en matière de drones armés. Elles dissuadent de nouvelles recrues et alimentent les querelles de chapelle produites par les successions. Au niveau stratégique, elles renforcent une posture offensive.

Ces opérations nécessitent cependant une appréhension fine de leurs retombées potentielles pour maîtriser le risque d’escalade. Elles peuvent être contreproductives, en attisant la haine contre la puissance intervenante. Ce fut le cas pour celle visant Abbas Moussaoui, leader du Hezbollah tué par Israël en 1992 et remplacé par Hassan Nasrallah, partisan de positions plus radicales.

Ces pratiques répondent à un contexte international marqué par le retour de la compétition interétatique doublé d’insurrections armées n’hésitant pas à conduire des attentats contre des populations civiles. Alors que la guerre dite « de haute intensité » fait rage en Ukraine, avec des taux de pertes faisant frémir les états-majors occidentaux, les assassinats ciblés permettent de conserver une empreinte légère mais efficace dans des zones plus périphériques en faisant preuve d’une économie de moyens.

Sur le plan de l’éthique, ces opérations apparaissent justes car frappant les responsables. L’utilisation d’une mitrailleuse contrôlée à distance a par exemple permis d’épargner l’épouse de Mohsen Fakhrizadeh, assise sur le siège passager lorsqu’il a été éliminé. Le choix d’un missile Hellfire R9X dans le cas de l’élimination d’Al-Zawahiri montre la manière dont la technologie est utilisée pour conduire des frappes toujours plus précises. Ce narratif technologique ne doit toutefois pas occulter le risque de « dommages collatéraux », soit de personnes se trouvant à proximité des cibles et tuées ou blessées au cours de ces opérations.

Enfin, ces « éliminations ciblées », selon l’appellation officielle, enrichissent l’éventail des actions dites « sous le seuil d’une guerre ouverte », et sont une manière de préserver des intérêts à l’étranger en évitant le coût important des interventions. Les atermoiements du retrait d’Afghanistan, comme ceux de la France au Mali, montrent les difficultés à traduire les succès militaires en réussites politiques, l’interventionnisme occidental étant facilement présenté comme une forme de néocolonialisme par ses adversaires.

De même, le retour de la guerre en Europe conjugué au pivot américain vers l’Asie exigent de préserver le format des armées occidentales à budget contraint, ce qui accentue l’opportunité de frappes ciblées par drones face à un ennemi asymétrique. Ainsi, l’opération ayant visé Ayman Al-Zawahiri confirme, s’il le fallait, leur pleine intégration au paysage stratégique.

Amélie Férey est chercheuse au Centre des études de sécurité de l’IFRI (Institut français des relations internationales) et coordinatrice de son Laboratoire de recherche sur la défense (LRD). Elle est l’autrice d’« Assassinats ciblés. Critique du libéralisme armé » (Editions CNRS, 2020).

Lire la tribune sur le site du Monde. 

Mots-clés
Contre-insurrection Lawfare Afghanistan