05
déc
2022
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Thomas GOMART, chronique parue dans la revue Études

Les ruptures de la géopolitique du pétrole

La transition énergétique est désormais au cœur des recompositions géopolitiques, en particulier pour les Européens. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, marque une césure. Il y a un avant et un après, dans la mesure où nous assistons à une déglobalisation du marché pétrolier.

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Or, le pétrole continue à irriguer l’économie mondiale. Deux éléments doivent être gardés à l’esprit. En premier lieu, les hydrocarbures demeurent indispensables à toute croissance économique à court et moyen termes. La décarbonation est un processus de longue durée. Cela signifie que les efforts pour l’accélérer doivent s’accompagner d’efforts d’optimisation de la consommation du pétrole et de conversion du charbon au gaz. N’oublions jamais que le charbon représente encore 26 % de la consommation mondiale d’énergie. En second lieu, il apparaît qu’il n’existe pas, à court terme, de substitut immédiatement disponible au gaz et au pétrole russes pour le marché européen. La crise énergétique devrait durer.

Avant février 2022, les spécialistes de l’énergie insistaient sur les bouleversements entraînés par le déploiement des énergies renouvelables. L’« énergie propre » apparaissait à la fois comme le moyen et la fin ultime. La décarbonation conditionne la lutte contre le réchauffement climatique. Certains espéraient qu’elle pourrait « dégéopolitiser » les questions énergétiques. En réalité, elle crée de nouvelles dépendances et donc de nouveaux rapports de force, tout en se superposant à la traditionnelle géopolitique du pétrole. Cela élève à la fois le degré de complexité et le niveau d’incertitude. En réalité, la capacité de bâtir un système d’« énergie propre » apparaît de plus en plus comme un nouvel attribut de puissance. Certains pays y parviendront plus vite et à moindre coût que d’autres. Paradoxalement, les États producteurs de pétrole et de gaz bénéficient de revenus qui devraient leur permettre de financer, plus aisément que les autres, leur transition. Pour les trois principaux producteurs (États-Unis, Arabie saoudite et Russie), la situation se présente très différemment.

Washington fait de la « domination énergétique » (energy dominance) un objectif fondamental de sa politique de sécurité depuis 1945. Devenus exportateurs nets d’hydrocarbures, ils ont décidé d’investir massivement dans l’« énergie propre » avec l’Inflation Reduction Act voté en août 2022, qui marque la seconde rupture entre les administrations Trump et Biden, après le retour dans l’accord de Paris. Cette loi prévoit 369 milliards d’investissements dans les énergies nouvelles. Joe Manchin, sénateur de Virginie-Occidentale qui a joué un rôle clé, résume bien le positionnement de son pays : « Nous ne devons pas nuire à notre statut de superpuissance mondiale en éliminant une énergie fossile fiable et économique avant que les nouvelles technologies ne soient prêtes à prendre la relève.» Avec la Vision 2030, présentée en 2016, Mohammed ben Salmane (MBS) a fait de la décarbonation un objectif prioritaire. Il s’agit, ni plus ni moins, de « sevrer » son futur royaume de son « addiction au pétrole », pour reprendre ses termes. Six ans plus tard, Riyad peine à convaincre sur son orientation, dans un contexte où son secteur pétrolier engrange des bénéfices historiques. Quant à Moscou, l’objectif a toujours été de maximiser la rente énergétique sur laquelle s’est construit le régime de Vladimir Poutine, qui ironisait jadis : « Qui se plaindrait en Russie de quelques degrés de plus ? »

Après février 2022, les réalités de la géopolitique du pétrole sont réapparues au grand jour. Au cours des années 1980, les États-Unis avaient convaincu les Saoudiens d’augmenter leur production pour faire chuter les prix au détriment des Soviétiques enlisés en Afghanistan. Quarante ans plus tard, Joe Biden a tenté une opération similaire en rendant visite à MBS. Décision dont il est encore difficile de mesurer les conséquences en dehors du secteur pétrolier, ce dernier ayant refusé. Dans le cadre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP+), il s’est au contraire entendu avec Moscou pour diminuer sa production afin de maintenir des prix élevés. Ce sont évidemment les Européens qui se retrouvent dans une position très délicate. En ce qui concerne le gaz, ils ont trouvé d’autres solutions onéreuses en important du gaz naturel liquéfié (GNL) des États-Unis et des volumes supplémentaires en provenance de Norvège, du Royaume-Uni et d’Azerbaïdjan. Le marché mondial du pétrole se transforme en blocs énergétiques.

 

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Mots-clés
Géopolitique de l'énergie pétrole