25
aoû
2023
Espace Média L'Ifri dans les médias
Evgueni Prigojine, chef du groupe paramilitaire Wagner
Tatiana KASTOUEVA-JEAN, tribune parue dans Le Monde

« Dans le système Poutine, on est une marionnette fidèle, ou on n’est pas »

Les conséquences de la mort d’Evgueni Prigojine pour le système politique russe et la stabilité du régime devraient être limitées, estime, dans une tribune au « Monde », la chercheuse spécialiste de la Russie Tatiana Kastouéva-Jean.

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Evgueni Prigojine, l’ex-cuisinier du président Poutine et le chef de la compagnie militaire privée russe Wagner, a côtoyé la mort pendant longtemps. Ses milices se sont distinguées par des actes cruels et barbares en Afrique. Les violentes diatribes lancées contre le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, et le chef de l’état-major des armées, Valeri Guerassimov, sur fond de corps entassés de ses hommes morts en Ukraine, ont enflammé les réseaux sociaux bien au-delà de la Russie. Fin juin, il a voulu tirer le diable par la queue en lançant la « marche pour la justice » pour réclamer la destitution du haut commandement militaire russe. Cet acte a été perçu comme un affront personnel par le président Vladimir Poutine, qui l’a qualifié de trahison.

Or on sait, de l’aveu de Poutine lui-même, qu’il ne pardonne pas aux traîtres. Dès lors, le sort de Prigojine semblait scellé et c’est plutôt le long sursis accordé qui laissait perplexe. Quelques jours après la rébellion avortée, Prigojine avait même été reçu, avec d’autres cadres de Wagner, par le maître du Kremlin qui leur aurait promis un « nouvel emploi ».

Deux mois, jour pour jour, après la mutinerie avortée, la mort a fini par rattraper le 23 août celui qui se croyait indispensable au système Poutine au point de devenir intouchable. Il a emporté avec lui quelques proches, dont son bras droit Dmitri Outkine dont le nom de guerre, Wagner, désigne désormais communément les milices privées russes. Les circonstances de leur disparition feront couler beaucoup d’encre dans les jours qui viennent et ne seront probablement jamais complètement élucidées. Prigojine était l’objet de détestation des Ukrainiens, du haut commandement militaire russe, d’une partie des services spéciaux. Mais c’est la thèse de la vengeance du Kremlin qui semble logiquement s’imposer.

Comportement imprudent

Ancien repris de justice et exécutant des basses œuvres pour le compte de l’Etat russe, Prigojine connaissait pourtant comme sa poche les mondes criminel, économique et politique russes, qui sont inextricablement liés au point de se confondre. Il connaissait les règles du jeu, les lignes rouges à ne pas franchir et l’illusion des promesses. Les raisons de son comportement imprudent sont d’autant plus incompréhensibles : pendant ces deux derniers mois il a multiplié en toute liberté des voyages en jet privé en Russie, en Biélorussie et en Afrique, où les forces Wagner opèrent toujours.

Les conséquences de sa disparition pour le système politique russe et la stabilité du régime devraient être limitées. Certes, un mécontentement du noyau dur des Wagner, qui a certainement anticipé le scénario d’une disparition soudaine de leur patron, n’est pas à exclure. Une partie de l’armée, partageant les griefs de Prigojine contre le haut commandement militaire, pourrait même sympathiser avec eux. Pour les milieux ultranationalistes, il était un héros national et le plus efficace des commandants militaires sur le front ukrainien. Cependant, le Kremlin s’est appliqué depuis deux mois à démanteler l’empire de Prigojine en transférant ses multiples actifs militaires ou civils (dont les médias ou les compagnies de catering) à d’autres acteurs, institutionnels (comme la garde nationale pour les systèmes d’armement) ou privés, mais aussi en traquant des « dissidents » dans les milieux nationalistes et dans l’armée.

Cette mort est ainsi à mettre en parallèle avec l’arrestation en juillet du sulfureux nationaliste Igor Guirkine et la disparition de l’espace public du général Sergueï Sourovikine, ancien commandant des forces russes en Ukraine, supposément au fait de la mutinerie de juin. Après deux mois de flottement et d’indécision apparente, le chef du Kremlin réaffirme ainsi son statut de seul arbitre résolu et impitoyable. Quant à la société russe, elle observe les luttes intestines des élites de loin, en multipliant, pour les plus actifs, les railleries amères et des mèmes cyniques sur les réseaux sociaux.

Verticale du pouvoir renforcée

En dépit des zones d’ombre qui entourent autant les objectifs de la mutinerie de juin que la disparition de Prigojine, sa mort confirme deux traits inhérents au système Poutine. D’une part, son fonctionnement mafieux qui fait fi des institutions, des lois et des règles écrites. Prigojine aurait pu faire l’objet d’un procès et d’une condamnation en bonne et due forme, tellement son rôle dans l’organisation de la mutinerie armée était limpide. Sa disparition est un pur règlement de comptes avec le recours aux moyens d’Etat. Sa liquidation aurait pu aussi être organisée d’une manière plus discrète, mais la mise en scène ne devait pas laisser des doutes sur le sort réservé aux traîtres pour les élites qui avaient pu percevoir les vacillements du système en juin.

La verticale du pouvoir se trouve ainsi renforcée à court terme par l’intimidation, à quelques mois de l’élection présidentielle de 2024 dont le Kremlin avait déjà confirmé la tenue. Sur le plan international, l’Etat russe fera le nécessaire pour finir de reprendre la main sur les milices Wagner et continuer les activités visibles ou clandestines en Afrique.

D’autre part, le Kremlin affiche son intolérance à l’égard de tout acteur autonome qui tenterait son propre jeu hors de son contrôle. Dans le système Poutine, on est une marionnette fidèle ou on n’est pas. Les services rendus et les projets portés pour le compte du Kremlin ne sauvent pas les fautifs. Sur ce plan, Poutine est dans la continuité de l’histoire russe : tant Lénine que Staline se sont débarrassés des figures sortant du lot et prétendant jouer un rôle autonome. Plus près de nous, le populaire général Alexandre Lebed, candidat à la présidentielle en 1996, signataire de l’accord de la paix mettant fin à la première guerre russo-tchétchène (1994-1996), critique virulent du fonctionnement mafieux et de la corruption en Russie, avait trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère en 2002. Le phénomène Prigojine aura été une courte exception qui a fini par confirmer la règle.

 

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Evguéni Prigojine Vladimir Poutine Russie