04
sep
2019
Espace Média L'Ifri dans les médias
Dorothée SCHMID, pour la rubrique "Parole d'expert" sur le site vie-publique.fr

La Turquie d'Erdogan : une évolution politique spectaculaire

La Turquie est dirigée par Recep Tayyip Erdogan depuis 2003. Cette longévité s’explique par l’organisation efficace du parti au pouvoir, l’AKP, et par sa capacité d’adaptation aux circonstances. Le programme de gouvernement repose sur une idéologie qui conjugue nationalisme et islamisme.

La réussite de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement), s’inscrit dans l’écosystème politique particulier de la Turquie. Dans cet écosystème, le clivage traditionnel gauche-droite est inopérant. 

Les succès de l’AKP tiennent principalement à sa capacité à actualiser le traitement de la question religieuse. L’islam, longtemps mis à distance, est en effet redevenu une force de mobilisation politique. 

Le programme du président Erdogan ne se résume toutefois pas à la réislamisation de la Turquie. L’AKP a profondément rénové le cadre institutionnel, libéré l’économie turque et permis l’expression des différences identitaires. 

Aujourd’hui fragilisé, R. T. Erdogan renoue avec le nationalisme pour freiner l’érosion de son électorat. La "synthèse turco-islamique" fusionne ainsi, dans une idéologie hybride, les deux ressources principales du marché politique turc : l’islamisme et le nationalisme. 

Une nation structurée par le rapport au religieux

Les tribus turciques présentes en Asie centrale se sont converties graduellement à l’islam à partir du Xe siècle. La variété des types d’islam fréquentés (traditions arabe et persane), leur pénétration inégale et graduelle dans les systèmes de croyance antérieurs (animisme, chamanisme), expliquent certaine particularités de l’islam turc : forte présence des syncrétismes (l’alévisme, qui concerne entre 10 et 15% de la population, en est une forme), socialisation confrérique active, implication des communautés religieuses dans la vie politique.

L’Empire ottoman, qui a parachevé au XVe siècle sa conquête de l’Anatolie, domine alors de vastes populations non musulmanes. La conversion n’est pas imposée de force sur tous les territoires. Les communautés religieuses des "gens du livre" sont organisées en millet dans une hiérarchie explicite entre croyants musulmans et infidèles juifs et chrétiens. 

Au XIVe siècle, les Ottomans ont "importé" à Istanbul le califat depuis le Caire. Mais la puissance unificatrice de l’islam n’est finalement utilisée qu’au XIXe siècle par les derniers sultans pour tenter de raccommoder un empire qui se disloque sous la poussée des nationalismes. 

L’Empire ottoman ne survit pas à la Première Guerre mondiale. La création de la République semble alors acter la marginalisation politique de l’islam en Turquie. Son fondateur, Mustafa Kemal (1881-1938), dit Atatürk c’est-à-dire le père des Turcs, assied sa quête d’unité nationale sur une purification à la fois ethnique et religieuse. La laïcité est donnée comme l’un des piliers de son projet modernisateur. 

Atatürk se méfie de l’institution du califat et de la puissance des confréries qu’il dissout en quelques années. L’islam lui-même est nationalisé et modernisé : les imams sont fonctionnarisés, l’appel à la prière traduit en turc. La société perd au passage nombre de ses repères traditionnels, ce qui permet d’asseoir de façon plus absolue l’autorité de l’État. 

Laïcité ne signifie néanmoins pas sécularisation. La société turque ne se détache de la religion qu’en surface. Les limites du système atatürkiste se manifestent avec le temps : les laïcs se confondent avec les élites économiques et administratives, le laïcisme appuie une société de classes, et le combat contre la visibilité de la religion aliène potentiellement la grande majorité des Turcs. 

Dès les années 1950, l’islam réapparaît comme force de mobilisation sociale et politique en Turquie. Les partis de centre-gauche et de centre-droit se disputent l’électorat rural conservateur jusqu’aux années 1990. Imprégnée de kémalisme, l’armée défend quant à elle les intérêts de l’establishment laïc et règle par plusieurs coups d’État successifs l’influence de l’islam dans les affaires publiques. 
 

Les premiers succès de l’AKP, champion islamiste

Des partis politiques islamistes structurés existent en Turquie depuis la fin des années 1960. Ils se sont progressivement insérés dans le fonctionnement des institutions. Seul l’AKP, qui accède au pouvoir en 2003, est toutefois parvenu à dominer le paysage durablement.

Son programme hybride a séduit une base sociologique plus large que les partis islamistes antérieurs. Son leader, R.T. Erdogan, a conservé de la matrice islamiste traditionnelle certains ancrages. Répondant à une demande de moralisation de la vie politique, l’AKP se présente comme un parti "propre" (avec un jeu de mots sur Ak, "blanc" en turc) et épris de justice sociale. Son conservatisme religieux s’accommode d’une doctrine économique libérale. 

Cette synthèse islamo-libérale a relancé l’ascenseur social. Dans les années 2000, le pays a connu une croissance économique exceptionnelle, qui a fait émerger une nouvelle classe moyenne. Soutenu par la classe des petits entrepreneurs anatoliens, R. T. Erdogan leur a ouvert les portes du pouvoir. 

La promotion de l’identité islamique a paradoxalement permis de révéler la diversité sociale turque. Dans un premier temps, l’AKP accepte, comme dans un retour du système ottoman, l’affirmation des identités ethniques et religieuses, octroie des droits culturels aux Kurdes et lâche même du lest dans le débat sur la reconnaissance du génocide arménien. 

Cet AKP "première manière" prétend ne pas remettre en cause la règle laïque. Le débat s’ouvre toutefois rapidement à propos de la place de l’islam dans la sphère publique. Les épouses voilées des ministres gênent les militaires. Une bataille s’engage pour permettre le port de ce même voile à l’université, au nom de la liberté de religion et de la "liberté vestimentaire". Nombre d’intellectuels de centre-gauche rallient alors le nouveau parti, séduits par l’ouverture sociale qui se dessine et l’intention affichée de lutter contre le pouvoir occulte de l’armée. 

L’efficacité de la gestion AKP se mesure d’abord en termes de développement économique et territorial. La réussite diplomatique de la nouvelle Turquie est aussi spectaculaire. Le charismatique ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu (entre 2009 et 2014), théoricien d’une vision islamiste des relations internationales, parvient en quelques années à faire de son pays une puissance moyenne hyperactive sur la scène internationale. 

La Turquie cultive sous son égide un soft power dont la religion est un élément de plus en plus explicite. Sa politique étrangère "néo-ottomane" ouvre des zones d’influence dans les anciennes possessions impériales, particulièrement au Moyen-Orient. Au moment des printemps arabes (2011), la Turquie est proposée comme "modèle" de démocratie musulmane pour guider des transitions politiques fragiles, en Égypte ou en Tunisie. 

Vers la confiscation du pouvoir

Des voix d’opposition ont cependant très vite dénoncé l’existence d’un supposé agenda caché des" AKPistes". Le parti n’aurait dans un premier temps sacrifié à la laïcité et aux règles démocratiques et clamé son attachement au projet européen que pour tromper les progressistes et asseoir sa domination. Son vrai projet serait théocratique. On relève en effet assez tôt des ambivalences dans le discours de R.T. Erdogan. Il compare publiquement la démocratie à un tramway dont il faut savoir descendre une fois arrivé à destination. Il clame son désir d’élever en Turquie des "générations pieuses". 

La violence de l’antagonisme entre religieux et laïcs s’exacerbe au fil des années. L’AKP neutralise progressivement tous les adversaires historiques des islamistes. L’armée est visée par des procès sanctionnant de pseudo-tentatives de coup d’État. Les partis d’opposition, plus particulièrement les partis pro-kurdes, sont stigmatisés ou interdits. L’establishment kémaliste est économiquement distancé par la montée en puissance du capitalisme proche de l’AKP. Quant à la presse laïque, elle dépérit.

Conforté par des victoires électorales régulières, l’AKP assume une identité plus ouvertement conservatrice. Promotion par les responsables politiques de la prière, du jeûne du ramadan, de la ségrégation sociale des sexes ; augmentation des moyens de la puissante Présidence des affaires religieuses (Diyanet), construction de mosquées, développement du système éducatif religieux : les signes de réislamisation sont désormais scrutés à la fois par les opposants laïcs en Turquie même, et par les partenaires occidentaux du pays. 

Le débat fait rage sur la compatibilité des valeurs islamiques avec la candidature de la Turquie à l’Union européenne

La politique extérieure de l’AKP, qui noue à partir de 2011 des alliances avec tous les partis politiques arabes issus de la sphère des Frères musulmans, entretient le malaise. Le débat fait rage sur la compatibilité des valeurs islamiques avec la candidature de la Turquie à l’Union européenne.

La dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan est rapide. Un premier grand épisode de contestation se cristallise au printemps 2013 autour de l’affaire du parc Gezi – un espace vert menacé de destruction par un projet immobilier au cœur d’Istanbul. La mobilisation est matée par la force. Puis un grave scandale de corruption implique à la fin de la même année des ministres du gouvernement et jusqu’au propre fils du président Erdogan. Ce dernier se brouille avec Fethullah Gülen, imam réfugié aux États-Unis, à la tête d’un vaste réseau international d’éducation, et qui lui avait fourni un grand nombre de cadres. 

La chasse à l’opposition prend une ampleur inédite à la suite d’une tentative de coup d’État manquée dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Face à une coalition hétéroclite de mutins mal coordonnés, le chef de l’État appelle ses partisans à descendre dans la rue pour "défendre la démocratie". On relève 300 morts. Recep Tayyip Erdogan qualifie le putsch de "cadeau de Dieu" et en profite pour mettre le pays, en état d’urgence, sous contrôle total. 

Gülénistes, pro-Kurdes et libéraux sont visés par des purges gigantesques, qui aboutissent à des dizaines de milliers de limogeages et à des détentions arbitraires en masse dans l’armée, les services de sécurité, la justice et l’éducation. R.T. Erdogan fait voter dans la foulée une réforme constitutionnelle qui présidentialise le régime à l’extrême et fait de lui le maître absolu de la Turquie.

Le retour de la synthèse turco-islamique

Personnalisation systématique des enjeux, dégradation des libertés publiques et réislamisation sociale : le climat politique se tend inexorablement. Les élections respectent de moins en moins les normes européennes. R. T. Erdogan, qui compte sur un électorat fidèle d’au moins un tiers de la population, continue néanmoins de les gagner. Pour consolider cette base, il fait alliance lors du scrutin présidentiel et législatif de juin 2018 avec l’extrême droite du parti MHP (Milliyetçi Hareket Partisi). 

L’itinéraire pragmatique de l’AKP l’amène donc à renouer avec la "synthèse turco-islamique" (Türk-Islam sentezi), doctrine professée au début des années 1970 par certains nationalistes turcs pour contrer la gauche révolutionnaire. Cette synthèse pose l’islam sunnite et la turcité aux fondements de la culture politique turque. Elle cultive également la référence historique à l’Empire ottoman.

Cette doctrine familière permet à R. T. Erdogan de rassurer la majorité de l’électorat turc, tout en excluant de larges minorités – kurdes, alévis, militants laïcs – de la négociation politique. Elle simplifie aussi le paysage du côté islamiste. Alors que l’AKP a composé pendant des années avec la diversité sunnite elle-même, l’heure est maintenant à la reprise en main. 

 

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