Retour de l’idée de guerre en Europe : « Les Européens sont en train de redécouvrir que leur sécurité a un prix »
L’historien Thomas Gomart analyse le mouvement de « réarmement » engagé ces dernières années par les Européens, sur fond d’invasion russe de l’Ukraine et de désengagement des Etats-Unis de Donald Trump.
Célébrer la paix en préparant la guerre. Les Européens ont commémoré jeudi les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de tension militaire accrue sur le continent depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Poussée depuis le retour au pouvoir de Donald Trump par la menace d’un désengagement américain, la Commission européenne a présenté en mars un plan de 800 milliards d’euros destiné à « réarmer l’Europe ». Un mouvement qui témoigne d’une « prise de conscience », de la part des Européens, de la nécessité d’assurer leur propre sécurité, explique à Libération l’historien Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur de l’Accélération de l’histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle (« Essais », Tallandier, 2024).
Avec la guerre en Ukraine et la menace croissante de l’impérialisme russe, les Européens sont-ils en train de redécouvrir la possibilité de la guerre sur leur continent, quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
En réalité, la guerre n’avait pas vraiment disparu du continent européen. Elle avait disparu seulement entre pays membres l’Union européenne. Le projet européen, développé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec la réconciliation franco-allemande comme base fondatrice, a produit de la sécurité pour ses membres. Mais le continent européen ne se limite pas à l’UE ni à l’Otan. Il y a notamment eu les guerres dans les Balkans dans les années 1990, et d’autres événements violents comme à Chypre dans les années 1970. Aujourd’hui, la guerre est à nouveau aux portes du continent, que ce soit avec l’invasion russe de l’Ukraine, les affrontements dans le Caucase entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ou les tensions en Méditerranée, notamment entre la Grèce et la Turquie. Au fond, la situation est tendue sur des points de contact entre l’Union européenne et ce que furent jadis les empires russe et ottoman.
Dans ce contexte, comment analysez-vous les appels au « réarmement » émanant des gouvernements et des institutions européennes ?
Ces discours témoignent du retour d’un cycle de confrontation interétatique de type classique, sur fond de résurgence de la menace russe. Depuis la fin de la guerre froide [en 1989], les Européens ont plutôt été dans une logique de projection de leur force en dehors du continent – en Irak, en Afghanistan, en Libye, au Sahel par exemple –, toujours en coalition avec les Etats-Unis. En parallèle, l’Europe a été frappée par le terrorisme, ce qui a justifié pour un certain nombre de pays, dont la France, la priorité donnée à la sécurité intérieure. Désormais, les Européens sont dans un moment de chevauchement de ces différents cycles stratégiques entre la menace terroriste et la menace étatique, qui avait été un peu trop vite écartée.
En toile de fond de ces évolutions, il y a un mouvement historique de désarmement, entamé dans les années 1970. Les Américains et les Russes ont suivi ce mouvement après la fin de la guerre froide, mais seulement pendant une période très courte : ils ont commencé à réarmer massivement à la suite de l’attaque du 11 septembre 2001. En France, la décision de réarmer a seulement été prise en 2017, par Emmanuel Macron, après deux générations de désarmement structurel. D’autres pays ont suivi un peu plus tard, après l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, à l’image de l’Allemagne.
Quel rôle a joué le retour de Donald Trump à la tête des Etats-Unis dans cette prise de conscience européenne ?
Le retour de Donald Trump accélère les efforts de réarmement des Européens, car les Etats-Unis s’alignent idéologiquement, désormais, sur la Russie de Vladimir Poutine. Ce n’est pas forcément une surprise pour la France, dont la culture stratégique, avec la dissuasion nucléaire, est fondée sur l’idée que les Etats-Unis n’engageront jamais leurs intérêts stratégiques pour l’Europe. Pour l’Allemagne, qui a conçu sa défense de manière complètement intégrée à l’Otan, c’est beaucoup plus traumatisant.
La construction européenne, dans son ensemble, s’est produite dans un cadre de sécurité garanti par Washington. Les Européens ont donc eu tendance à considérer que leur sécurité faisait presque partie de l’acquis communautaire. Depuis la présidence de George W. Bush et de manière plus spectaculaire encore avec Donald Trump, les Etats-Unis leur reprochent ouvertement d’avoir ainsi prospéré sans financer leur sécurité. Ils disent aux Européens : « Vous êtes suffisamment prospères pour assurer par vous-même votre sécurité. » Les Européens sont donc en train de redécouvrir que leur sécurité a un prix.
Le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, appelait en décembre à « passer à un état d’esprit de temps de guerre». Les peuples européens sont-ils préparés psychologiquement à la perspective d’une guerre ?
Aujourd’hui, les mesures de préparation de guerre prises en Finlande ou en Suède [où un manuel de survie « en cas de crise ou de guerre » a été distribué aux habitants, font ricaner dans certains milieux, comme la France. C’est un tort, car il est évident que les sociétés européennes vont être ébranlées dans les années qui viennent par des chocs auxquels elles ne sont guère préparées. Ces chocs peuvent être liés à la guerre, sous différentes formes d’hybridité. Pour des raisons historiques, cette menace est prise très au sérieux par des pays comme la Pologne, les pays baltes ou les pays scandinaves. Elle l’est moins pour des pays a priori moins concernés pour des raisons géographiques. Or, ce qui est en jeu, c’est la cohésion de l’UE et de l’Otan. Au-delà de la guerre, les pays européens seront aussi touchés par des événements extrêmes de nature environnementale ou sanitaire. Il est donc indispensable d’apprendre à réagir collectivement, par exemple, par des exercices de préparation collectifs. Les Européens doivent travailler leur résilience.
La menace d’une guerre contribue-t-elle à renforcer un sentiment d’unité parmi les Européens ?
Dans le cadre de la guerre en Ukraine, les Européens ont maintenu une position d’unité depuis 2014, et a fortiori depuis 2022 – si on met de côté la Hongrie de Viktor Orbán. Aujourd’hui, compte tenu de l’attitude de Vladimir Poutine, de Donald Trump ou encore des pressions lointaines de la Chine, les Européens comprennent que leurs destins sont liés et que leur capacité à répondre uniquement au niveau national à ces forces tectoniques est très limitée. Le bon niveau de réponse, c’est l’Union européenne. Mais le sentiment d’unité entre citoyens européens reste difficile à sonder.
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