24
aoû
2021
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Adel BAKAWAN, interviewé par Paul Sugy pour Le Figaro.

Adel Bakawan : « Depuis cent ans, l'Irak est un État sans nation »

Le 23 août 1921, le roi Fayçal était installé par les Britanniques à la tête d'un Irak composite, sans réelle identité commune. Cent ans plus tard, l'État irakien est toujours ravagé par un conflit entre nationalismes concurrents et incompatibles, juge l'auteur de « L'Irak, un siècle de faillite ».

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En quoi le 23 août 1921 marque-t-il la naissance de l'État irakien, tel que nous le connaissons aujourd'hui ?

 

Lorsque les Britanniques sont arrivés en Irak en mars 1917 et en ont chassé les Ottomans, qui occupaient le territoire depuis le XVIe siècle, leur doctrine n'était pas fixée. Ils vont finalement rassembler les chiites, les sunnites et les Kurdes irakiens dans un seul et même pays voulu par Percy Cox, le major général chargé par le gouvernement d'accompagner la fondation de l'État irakien. Churchill pensait au contraire qu'il ne fallait pas annexer le Kurdistan irakien (la province de Mossoul au nord de l'Irak) à ce nouvel État, car les Kurdes ne sont pas des Arabes, et qu'un État kurde aurait constitué un allié géostratégique pour le Royaume-Uni. Par ailleurs, les ressources du Kurdistan représentaient un intérêt stratégique pour l'empire britannique.

Mais Percy Cox a fait valoir que les montagnes kurdes représentaient une frontière naturelle avec la Turquie ; son souci était par ailleurs de trouver un équilibre, car les Arabes irakiens sont à 83 % chiites. C'est lui qui a eu gain de cause, et les Britanniques ont installé le 23 août 1921 le roi Fayçal, venu d'Arabie saoudite, à la tête du tout nouvel État irakien, confié à la minorité sunnite contre la majorité chiite et la minorité kurde. C'est ce que j'appelle la sunnification de l'État irakien ; on a institué un État contre la société. Et les jeunes années de l'Irak ont été marquées par d'importants massacres de population.

 

La petite minorité confessionnelle installée à la tête de l'État était qualifiée par le roi Fayçal lui-même de « minorité arrogante »

 

Cette décision britannique d'imposer à la tête d'une nation fragmentée un chef d'État sunnite constitue selon vous une «faute originelle» ?

Oui, car au lieu de mettre en place un État appuyé sur un contrat social fédérateur, et ayant le souci d'intégrer les différentes composantes de la société irakienne, les Britanniques ont précipité la brutalisation de la société irakienne. L'État n'a donc jamais pu se stabiliser à cause de cette violence. Par ailleurs, la petite minorité confessionnelle installée à la tête de l'État était qualifiée par le roi Fayçal lui-même de «minorité arrogante». Les sunnites, très influencés par le processus d'ottomanisation du Moyen-Orient, n'ont en effet pas voulu discuter avec les chiites et les Kurdes. Pour ne donner qu'un exemple, ils ont imposé à la tête de la province de Nadjaf, considérée pourtant comme le «Vatican chiite» du fait de son importance religieuse pour les chiites, un responsable sunnite. Comme si l'on ne pouvait pas trouver un habitant de Nadjaf pour gouverner la région ! Quelques mois avant sa mort, le roi Fayçal écrivait en août 1933 : « il n'y a pas de peuple irakien ».

 

L'Irak est donc, depuis ses premières heures, un État sans nation ?

Oui, c'est d'ailleurs sa tragédie. Et en même temps, il y a en Irak des nations (arabe, kurde) sans État. Il y a trois identités nationales transfrontalières qui s'affrontent au sein du territoire contrôlé par cet État. D'une part les Arabes pensent pour une bonne part d'entre eux que l'Irak n'est qu'une province de la grande nation arabe, et travaillent non pas pour l'élaboration d'une « irakicité », mais plutôt pour la diffusion du nationalisme panarabe, qui s'étend de Rabat à Bagdad. D'autre part le nationalisme kurde n'a jamais accepté les frontières de l'État irakien, et lutte pour l'indépendance du Kurdistan, un grand territoire rassemblant le nord de l'Irak et de la Syrie ainsi que le sud-est de la Turquie. Enfin, un troisième nationalisme qui rassemble de nombreux chiites correspond à l'aspiration de reconstituer la grande «oumma» islamique, qui dépasserait les frontières de l'Irak.

Bref, jusqu'au coup d'État du général Kassem en 1958, personne ne défendait réellement l'identité irakienne. Son arrivée au pouvoir change la donne, car son slogan est «l'Irak d'abord» et son discours met en valeur la culture et l'histoire communes aux Irakiens. Il intègre dans la constitution irakienne un article qui dit que les Arabes et les Kurdes sont associés dans un même État, ce qui pacifie les relations entre les différentes composantes ethniques du pays. Mais c'était compter sans le nationalisme arabe, représenté par le parti Baas, qui monte alors en puissance très rapidement, et Abdel Karim Kassem est renversé dès 1963, puis massacré en compagnie de tous les grands acteurs du nationalisme irakien. Le pouvoir reviendra ensuite entre les mains de Saddam Hussein en 1968, qui enterrera pour longtemps l'espoir d'une société irakienne unifiée, en opérant une «déchiification» de l'Irak.

 

Ce faisant, l'État irakien n'a pas su asseoir sa légitimité ?

Non, jamais, car chaque fois qu'une crise survient (politique, économique, militaire) les Kurdes se réfugient dans un discours indépendantiste, tandis qu'entre 1963 et 2003, la majorité chiite n'a jamais accepté un État dans lequel, au fond, elle n'avait pas sa place. Le mouvement de contestation actuel exprime d'ailleurs ce manque structurel : aujourd'hui encore, les Irakiens réclament un État, car ils ont l'impression que celui-ci ne remplit pas sa mission.

Au total, les forces armées irakiennes possèdent moins de la moitié des armes en circulation dans le pays.

Et ceci d'abord pour une raison simple : les dirigeants irakiens n'ont jamais su garder le monopole de la violence légitime sur la totalité de leur territoire. Les provinces chiites sont administrées par soixante-quinze organisations miliciennes regroupées au sein d'Hachd al-Chaabi, la mobilisation populaire, cette coalition formée pendant la guerre civile de 2014 et placée désormais sous l'autorité (théorique) du premier ministre. Dans les territoires sunnites, l'État islamique fait régner sa loi. Quant au Kurdistan irakien, l'État n'a tout simplement pas le droit d'y entrer sans laissez-passer : c'est un État dans l'État, disposant d'un président, d'une assemblée, d'un gouvernement, d'une armée, d'un système économique et même d'une cour de justice et de relations diplomatiques. Il ne manque plus grand-chose pour en faire un État indépendant – seulement la reconnaissance internationale, en fait. Au total, les forces armées irakiennes possèdent moins de la moitié des armes en circulation dans le pays.

Enfin, l'État a failli dans son administration : les infrastructures irakiennes sont dans un état déplorable. En vingt ans, selon les dires du président de la République, la corruption a fait perdre mille milliards de dollars ! À côté de cela, les crédits dépensés pour les routes, internet, l'électricité… sont dérisoires. Il y a des quartiers à Bagdad où l'électricité connaît des coupures quotidiennes : quand on sait que la température peut atteindre 55 degrés en journée, sans climatisation la vie devient un enfer ! 27% des habitants de la capitale n'ont pas non plus accès à l'eau potable. Et je ne parle même pas de l'état des écoles, à part pour la petite minorité privilégiée des pharaons…

Qui sont ces « nouveaux pharaons » ?

Ce sont des élites très riches, apparues sous l'effet de l'occupation américaine. Avant cela, la société irakienne n'était pas aussi inégale. En 2003, il n'y avait pas un seul milliardaire en Irak ! Aujourd'hui, dans une petite région du pays dans laquelle nous avons fait des recherches, le nombre de milliardaires dépasse à présent celui que l'on trouve dans au moins treize pays européens. Ces nouveaux pharaons sont les grands gagnants de la corruption, qui ne concerne pas une personne, un groupe ou une communauté, mais le système tout entier. Arrêtez qui vous voulez, vous ne mettrez pas fin à cette corruption !

Si les États-Unis se retirent définitivement d'Irak, l'hypothèse la plus probable reste celle d'une division tripartite de l'Irak.

Reste qu'au sommet de la pyramide, vous avez ces groupes très privilégiés qui disposent de leur propre village, dont les enfants étudient dans des grandes universités, et qui fréquentent assidûment le monde occidental. Un Irakien doit travailler 363 ans sans dépenser un seul centime avant de gagner ce qu'ils gagnent, eux, en un an.

Votre analyse de la société irakienne est très pessimiste. Une identité nationale pourra-t-elle un jour émerger dans le pays ?

Je crois que c'est possible, oui, car cette «irakicité» fédérerait toutes les communautés ethniques ou religieuses dans un espace universel où chaque particularité pourrait se reconnaître. Mais en pratique, la tragédie de l'Irak est que le pays ne dispose pas d'un seul acteur majeur capable de porter ce discours universel.

Comme en Afghanistan, peut-on craindre une prise de pouvoir des islamistes après le départ des dernières troupes américaines ?

Si les États-Unis se retirent définitivement d'Irak, l'hypothèse la plus probable reste celle d'une division tripartite de l'Irak. Chacune des entités est en effet déjà administrativement, socialement, culturellement, ethniquement et politiquement séparée du reste du pays. La volonté de la communauté internationale, guidée par les Américains, de maintenir unifié l'État irakien est le seul ciment aujourd'hui qui lie encore ces régions entre elles.

Un autre scénario serait celui d'une guerre civile, car chaque communauté est fortement armée, pas seulement avec des kalachnikovs comme dans les années 90 mais cette fois avec des hélicoptères et des avions de combat, des drones, des chars d'assaut… Ce sont de véritables armées, disposant de territoires gardés par des milices qui n'obéissent qu'à leur propre loi. Ce n'est pas pour rien que l'ayatollah al-Sistani supplie chaque vendredi, lors de la prière, les Irakiens à ne pas sombrer dans la guerre civile.

Mais heureusement, pour ce qui est du sunnisme radical et contrairement aux talibans en Afghanistan, il ne disposerait pas en Irak d'une représentativité suffisamment forte parmi la population. Même au sein de la minorité sunnite, Daech n'est soutenu que par les éléments les plus radicaux.

Adel Bakawan est sociologue, directeur du Centre français de recherche sur l'Irak (CFRI), membre de l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo), chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (IFRI) et au Centre arabe de recherches et d'études politiques de Paris (Carep). Il vient de publier L'Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours (Tallandier).

Lire l'interview sur le site du Figaro.

 

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