07
sep
2018
Espace Média L'Ifri dans les médias
Alice EKMAN, interview parue dans Le Monde. Propos recueillis par Frédéric Lemaître

« La Chine veut promouvoir un modèle de gouvernance alternatif à celui des Occidentaux »

Avec l’ambition que la Chine s’impose comme référence internationale. Sommet Chine-Afrique les 3 et 4 septembre, participation de Pékin à des manœuvres militaires russes du 11 au 15 septembre, le tout sur fond de guerre commerciale avec les Etats-Unis… La Chine, qui a longtemps fait profil bas en matière de politique étrangère, désormais s’active. Alice Ekman, responsable des « activités Chine » à l’fri et directrice de l’ouvrage collectif La Chine dans le monde (CNRS Editions, 2018, 300 pages), décrypte les enjeux de la nouvelle vision chinoise du monde.

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La « pensée de Xi Jinping » a été intégrée dans la Constitution. Comment se manifeste-t-elle en politique étrangère ?

Le président Xi Jinping est beaucoup plus ambitieux que son prédécesseur, Hu Jintao (2003-2013), avec un slogan officiel : « Le grand renouveau de la nation chinoise », qu’il veut ériger au rang de puissance mondiale. Cette ambition s’appuie sur la perception à Pékin que le contexte international est favorable à la Chine depuis la crise financière de 2008, mais aussi depuis l’élection de Donald Trump. Ce positionnement n’est pas que de circonstance. Il se fonde sur le ressentiment antiaméricain, et plus largement anti-occidental, traditionnellement présent au sein du Parti communiste chinois, qui s’est encore renforcé ces dernières années. A Pékin, l’atmosphère n’est plus si éloignée de celle qui prévalait à l’époque de la guerre froide. C’est une [sorte de nouvelle] guerre froide qui ne dirait pas son nom, en raison du décalage de ton entre la communication de la Chine au niveau national et, significativement plus douce, au niveau international. Elle est aussi moins frontale à l’heure de la mondialisation, l’interdépendance économique rendant inconcevable la formation de blocs distincts.

 

La Chine se donne-t-elle les moyens de ses ambitions ?

Oui. Le budget de la diplomatie chinoise a doublé en cinq ans : de 30 milliards de renminbis pour l’année 2011, il s’élève désormais à 60 milliards (environ 7,5 milliards d’euros) pour 2018. Son réseau diplomatique est actuellement le deuxième au monde et beaucoup plus professionnel qu’avant. Depuis plus de dix ans, la Chine essaie d’acquérir les attributs d’une grande puissance, avec l’organisation de conférences multilatérales et la mise au point de classements et d’indicateurs internationaux, dans l’espoir que ceux-ci s’imposeront comme références.

La Chine déploie avec méthode une stratégie de politique étrangère de long terme. Mais depuis le dernier congrès du Parti à l’automne 2017, le renforcement du contrôle politique modifie progressivement le fonctionnement de l’administration. Les fonctionnaires chinois, même très compétents, ont de moins en moins de marge de manœuvre, ce qui pourrait se révéler contre-productif pour l’action diplomatique chinoise.

 

Quelle place joue l’armée dans cette stratégie internationale ?

Au début de son mandat, en 2013, Xi Jinping a rappelé que l’armée était au service du Parti et lui devait faire preuve d’une loyauté totale. L’armée est en pleine restructuration, car Pékin veut renforcer son efficacité. On assiste aussi au développement d’exercices militaires conjoints, surtout avec la Russie. La Chine devient par ailleurs une puissance exportatrice d’armements, notamment de drones. Il ne faut pas pour autant en tirer de conclusion hâtive… La Chine est consciente qu’elle ne peut pas encore rivaliser avec les Etats-Unis, mais elle veut être en mesure de mieux défendre ses intérêts en Asie-Pacifique, et pouvoir marquer une présence au-delà, comme l’illustre la base navale de Djibouti, inaugurée en 2017.

 

En 2013, Xi Jinping lançait les « nouvelles routes de la soie », un projet d’investissement gigantesque. Où en est-on aujourd’hui ?

Au début, l’accent était mis sur le développement des infrastructures, mais Pékin y intègre désormais de nombreux projets immatériels, notamment de coopération juridique, douanière, policière… Au départ, 60 pays étaient concernés, mais Xi Jinping évoque maintenant une « centaine de pays et d’organisations internationales ». Le gouvernement chinois incite tous types d’organisations à signer des accords sur les « routes de la soie », de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) à celle de la santé (OMS), en passant par Interpol.

Pour les autorités chinoises, il s’agit d’un vecteur de promotion d’une nouvelle forme de mondialisation. La Chine espère à terme piloter la gestion des flux de marchandises, de données, de personnes, avec les institutions et infrastructures nécessaires : ports, aéroports, gazoducs, câbles sous-marins, tribunaux d’arbitrage – trois tribunaux ont été créés sur le territoire pour régler les différends commerciaux liés aux « routes de la soie » –, entre autres. L’appellation « nouvelles routes de la soie » englobe aujourd’hui tellement d’aspects différents qu’elle prête à confusion. Au point qu’il est plus pertinent de se référer à des projets concrets qu’à ce concept dont la définition ne cesse d’évoluer.

 

Ces « nouvelles routes » sont-elles aussi le vecteur d’un modèle chinois, mélange d’autoritarisme politique et de modernisation économique, à marche forcée ?

Les autorités chinoises veulent promouvoir un modèle de développement économique et de gouvernance alternatif à celui promu jusqu’ici par les Etats-Unis ou l’Union européenne. On dispose aujourd’hui d’assez d’éléments pour affirmer que nous sommes entrés dans une période de rude compétition entre systèmes politiques. La Chine n’hésite plus à mettre publiquement en avant les failles des démocraties, notamment européennes, sur les questions économique, sécuritaire ou migratoire.

Elle se positionne en alternative, par exemple en développant sous le label « routes de la soie » des programmes de formation, destinés aux diplomates, journalistes ou ingénieurs des pays en développement, qui comportent souvent une dimension technique mais aussi politique, avec la promotion du système de gouvernance chinois. Certes, d’autres pays ont fait ou font de même, mais l’ambition et les chiffres de la Chine sont impressionnants. A l’automne 2017, Pékin a annoncé l’ouverture de 40 000 opportunités de formation à des professionnels de pays en développement.

 

Peut-on parler de « néocolonialisme » chinois, à l’instar du premier ministre malaisien ?

J’hésiterais à employer ce terme, car la Chine s’efforce, parfois avec succès, de ne pas apparaître comme tel. Elle ne parle pas de modèle chinois, mais de « solutions » efficaces qu’elle proposerait pour résoudre les problèmes d’autres pays. La Chine promeut une coopération Sud-Sud, présentée comme une solidarité entre pays anciennement humiliés par les puissances coloniales, dans la lignée de la conférence de Bandung (Indonésie) de 1955 [qui avait réuni, pour la première fois, les représentants de 29 pays africains et asiatiques].

Pour la Chine, les pays en développement sont des partenaires privilégiés à qui elle peut offrir des solutions, ce que, selon elle, les Etats-Unis et l’Europe ne sont plus en mesure de faire. Dans les faits, les acteurs chinois sont confrontés dans certains pays d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est à des critiques virulentes concernant la viabilité économique de certains projets ou le faible taux de recrutement de main-d’œuvre locale. Il ne faut pas en déduire pour autant que le système économique et politique chinois n’est pas attrayant dans ces pays en général séduits par le succès économique de la Chine et l’argument d’« efficacité » mis en avant par Pékin.

 

Un sommet Chine-Afrique vient de se dérouler à Pékin. La Chine organise aussi des sommets avec des pays d’Europe centrale. Que penser de ces rencontres à mi-chemin entre le bilatéralisme et le multilatéralisme ?

La Chine s’insère dans des forums existants et crée en parallèle les siens propres. Elle a mis en place depuis le début des années 2000 des forums régionaux en Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Europe centrale… On note une harmonisation croissante des agendas de ces forums, alignés sur les priorités de la Chine. Par exemple, le développement des infrastructures est à l’ordre du jour de toutes ces rencontres multilatérales.

En parallèle, la diplomatie chinoise diversifie ses partenaires internationaux. Ainsi, les rencontres dites « 16 +1 » entre la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale ne se limitent pas aux sommets entre dirigeants. Près de 230 rencontres ont été organisées à l’initiative de Pékin entre partis politiques, entreprises, représentants locaux, experts, et autres acteurs de ces pays au cours des cinq dernières années, sans y associer – la plupart du temps – les pays d’Europe de l’Ouest ou Bruxelles. Cela correspond à la volonté de Xi Jinping de ne pas limiter les relations internationales aux relations entre Etats, et de garder l’initiative face à des diplomaties, parfois prises de cours.

 

La Russie est-elle un partenaire ou un concurrent de la Chine ?

Moscou est un partenaire très intéressant. On sous-estime le rapprochement entre les deux pays depuis l’arrivée de Xi Jinping, pourtant bien visible lors des différentes rencontres de l’Organisation de coopération de Shanghaï ou sur le dossier de l’Arctique. Leurs positions sont plus alignées qu’on ne l’imagine. La Chine n’a pas pris clairement position sur les interventions russes en Ukraine et en Syrie, et Moscou ne contredit à aucun moment la position de Pékin en mer de Chine méridionale. Quant au dossier nord-coréen, leurs positionnements sont proches.

Les deux pays partagent aussi la même vision de l’ordre libéral international, et de l’alliance de sécurité occidentale, qu’ils considèrent illégitimes, en premier lieu dans leur région. La Chine souhaite restructurer la gouvernance régionale et mondiale dans une direction post-occidentale, et considère la Russie comme un partenaire utile pour y parvenir. Il y a certes des problèmes entre eux – les investissements chinois en Russie ne sont pas, par exemple, à la hauteur des attentes de Moscou –, mais il faut bien admettre que ces pays s’entendent plutôt bien. Ce constat conforte la Chine dans son analyse que la période actuelle lui est favorable et que, à terme, les rapports de force internationaux évolueront en sa faveur.

 

Copyright : LE MONDE | 07.09.2018 / Frédéric Lemaître

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