24
mar
2020
Espace Média L'Ifri dans les médias
Marc-Antoine EYL-MAZZEGA, cité par Nabil Wakim dans Le Monde

Les compagnies pétrolières prises au piège du coronavirus

Face à la chute des prix du baril, les firmes sabrent dans leurs investissements, au risque d’hypothéquer leur avenir. Est-ce un violent trou d’air ou le début de la fin pour les grandes compagnies pétrolières ? Si personne ne connaît avec exactitude l’ampleur du choc à venir, une chose est certaine : pour les groupes pétro-gaziers, la crise qui s’annonce est à nulle autre pareille. 

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Elle combine une crise sanitaire planétaire, une crise économique majeure et une crise pétrolière aiguë, sur fond d’enjeux climatiques toujours plus pressants.

D’abord, le ralentissement de l’activité généré par l’épidémie due au coronavirus a fait chuter la demande pétrolière en Chine, qui tirait jusqu’ici le marché mondial. Les prix du pétrole ont commencé leur lente décrue. Mais, début mars, est venue se greffer une guerre des prix entre les plus grands producteurs de pétrole. La Russie a fait voler en éclats son alliance avec l’Arabie saoudite et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) pour partir à l’assaut des producteurs de pétrole de schiste américain. Le royaume saoudien a répliqué en produisant plus que jamais pour inonder la planète, et a proposé des réductions massives à ses clients pour conquérir des parts de marché. Dans ce jeu où tout le monde perd, les prix ont plongé. Mardi 24 mars, le cours du Brent était à 27 dollars, contre 70 dollars début janvier.

Cette chute est catastrophique pour les pays producteurs. Mais elle représente aussi un risque abyssal pour les compagnies pétrolières : les grandes majors ont toutes annoncé, ces derniers jours, des plans d’économie pour tenter de faire face à la vague qui vient.

Programme d’économies

Lundi, le groupe français Total a ainsi détaillé un plan de réduction de ses investissements de 3 milliards de dollars (− 20 %) et un sévère programme d’économies, qui passe de 400 millions à 800 millions d’euros. Le budget 2020 de l’entreprise était basé sur un baril de pétrole à 60 dollars en moyenne sur l’année. Si la situation venait à se prolonger, cela entraînerait un manque à gagner de 9 milliards de dollars pour Total, a expliqué le PDG du groupe, Patrick Pouyanné, dans une vidéo adressée aux salariés, dans laquelle il en appelle à leur « capacité de résistance ». Le groupe suspend aussi son programme de rachat d’actions, augmente sa dette et gèle immédiatement la quasi-totalité des recrutements.

  • RobertMcNally(consultant): «On arrive à unmoment où une compagnie pétrolière qui extrait un baril de pétrole de la croûte terrestre détruit de la valeur, puisqu’il n’y aura plus d’endroit pour le stocker ou le brûler »

 

Son rival anglo-néerlandais Shell a également annoncé lundi son intention de ne plus verser de dividendes – tout comme le groupe italien ENI ou le norvégien Equinor. Shell s’est aussi lancé dans une opération de coupes sévères, en prévoyant de réduire ses investissements de 20 %, soit de 3 milliards à 4 milliards de dollars en 2020. Aux Etats-Unis, le choc est encore plus fort. Depuis plusieurs années, le boom du pétrole de schiste, en particulier au Texas, a poussé les entreprises à continuer à investir et à augmenter leurs dettes. Pour une raison d’abord technique : les forages de schiste sont très productifs les premiers mois mais déclinent ensuite beaucoup plus rapidement que pour le pétrole conventionnel. Pour maintenir le niveau de production, il faut forer toujours plus, ce qui exige des capitaux importants. Avec un prix du pétrole en dessous des 30 dollars le baril, ce modèle est menacé et, avec lui, la position des EtatsUnis comme premier producteur mondial – le pays avait dépassé, en 2019, les 12 millions de barils par jour, en grande partie grâce à la production texane. 

Deux autres éléments sont à prendre en compte : les Etats protent des prix bas pour remplir leurs stocks nationaux, et la demande est toujours entravée par les restrictions de circulation qui pèsent sur un milliard d’êtres humains connés. « On arrive à un moment où une compagnie pétrolière qui extrait un baril de pétrole de la croûte terrestre détruit de la valeur, puisqu’il n’y aura plus d’endroit pour le stocker ou le brûler », résume sans détour le consultant Robert McNally, ancien conseiller de George W. Bush. 

Baisse de 68 % Selon une étude du cabinet spécialisé Rystad Energy publiée lundi, les compagnies du secteur de l’exploration-production sont susceptibles de réduire leurs projets de 192 milliards de dollars à 61 milliards, soit une baisse de 68 % par rapport à 2019. Avec un prix du baril autour de 30 dollars en moyenne sur l’année 2020, le nombre de nouveaux projets lancés serait réduit à la portion congrue. 

  • « Il y avait déjà une tendance globale à la baisse dans les budgets d’exploration-production depuis 2015 », analyse Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Or, la diminution massive de ces projets porte en elle un enjeu crucial pour l’avenir : pour les majors, il ne s’agit pas uniquement de répondre à la demande croissante de pétrole – le monde consomme environ 100 millions de barils de pétrole par jour – mais aussi de faire face à une réalité physique. Les puits de pétrole s’épuisent progressivement et perdent en moyenne entre 3 millions et 4 millions de barils par jour de capacité de production chaque année. Autrement dit : si l’industrie pétrolière n’investit pas dans l’exploration dans les prochaines années, elle ne sera plus en mesure de répondre à la demande. Un point sur lequel l’Agence internationale de l’énergie (AIE) alerte régulièrement. 

La situation actuelle est d’autant plus préoccupante pour les entreprises du secteur pétrolier qu’elle illustre à quel point elles restent ultra-dépendantes du prix du baril. Et ce malgré la communication des compagnies – notamment européennes – sur leurs investissements dans les énergies renouvelables et la mobilité électrique.

  • « Il va y avoir des interrogations fondamentales sur les stratégies d’investissements de ces entreprises », note M. Eyl-Mazzega, selon lequel certaines entreprises pourraient désormais trouver plus rentable de se tourner vers les énergies renouvelables.

« Face à l’urgence climatique, cela fait gagner du temps à la planète, puisque les décisions pour diérents projets d’exploitation de nouvelles ressources de pétrole et de gaz seront très probablement décalées », souligne Cécile Marchand, des Amis de la Terre. Mais celle-ci ne se fait guère d’illusion : le risque est grand qu’il s’agisse seulement d’un simple décalage dans le temps. Pas d’un changement de modèle. 

 

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