17
juin
2018
Espace Média L'Ifri dans les médias
Matthieu TARDIS, interviewé par Cécile Réto pour Ouest-France

L’inaction nourrit le populisme, pas les migrants

Alors que l’Aquarius et ses 629 rescapés s’apprêtent à accoster en Espagne, Matthieu Tardis, spécialiste des migrations au sein de l'Ifri, jette un regard acerbe sur « l’immense hypocrisie » des politiques.

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Que vous inspire l’attitude de l’Italie, qui a refusé, cette semaine, à l’Aquarius d’accoster dans ses ports ?

Son gouvernement a voulu faire un coup de communication. On peut le comprendre vu sa situation. Mais le faire sur le dos de personnes aussi vulnérables est affligeant. La Hongrie
et d’autres pays, pas forcément gouvernés par des partis populistes, l’ont fait avant elle.

Comme la France ?

Je ne mets pas sur le même plan les gouvernements français et italien. Mais la réponse tardive de Paris montre un certain malaise. Le fossé se creuse entre le discours humaniste
que l’on tient, en s’affichant toujours comme le pays des droits de l’Homme, et la réalité.

 

En laissant mourir des migrants à la frontière franco-italienne ?

Depuis les attentats de Paris, en 2015, on a utilisé l’état d’urgence pour rétablir les frontières. Multiplier les contrôles à Vintimille, en Italie, n’a fait que déplacer la route migratoire par
les Alpes. Aujourd’hui, avec la fonte des neiges, on découvre des corps…

Comme en Méditerranée, où l’Italie empêche les ONG de travailler…

Dès l’été dernier, le précédent gouvernement avait accusé les ONG de faire le jeu des passeurs. Ou, du moins, de créer un appel d’air. Une vieille théorie sans fondement.

Depuis un an, les arrivées de migrants n’ont-elles pas baissé ?

Elles régressent depuis que les Italiens, avec l’argent de l’Union européenne, ont formé les gardes-côtes libyens pour qu’ils renvoient les rescapés dans des centres de détention.

Mais les migrants sont toujours aussi nombreux à partir, en empruntant des routes moins contrôlées donc plus dangereuses… Le nombre de morts au Sahara a augmenté et l’Espagne voit arriver de plus en plus de monde. Depuis fin 2017, on enregistre plus de Tunisiens, de Marocains, de Turcs… On avait feint d’oublier que ces pays de transit sont aussi des pays de départ.

Le rôle de l’Union européenne

C’est l’échec de l’Union européenne ?

L’UE n’est que l’addition de 28 pays. Le Parlement européen et la Commission ont fait des propositions. Mais les États membres n’ont pas suivi, tout en disant que tout était de la faute de l’Europe. Il y a une hypocrisie immense. On ne fait que refouler les migrants hors de nos frontières.

C’est ce qu’on a fait avec la Turquie, chargée de retenir les migrants en échange de six milliards d’euros. Argent que les États rechignent d’ailleurs à verser…

 

Comme ils ont rechigné à aider l’Italie, contribuant à porter des populistes au pouvoir ?

Ce n’est pas l’immigration qui fait monter le populisme, c’est l’absence de gestion de la crise migratoire. On a nourri ce populisme en n’intervenant pas. En faisant croire qu’on allait arrêter les flux migratoires. L’immigration est un bouc émissaire utile pour éviter de parler des problèmes économiques. En Italie comme en France.

 

D’où la difficulté à réformer le droit d’asile ?

Plus personne n’y croit. La semaine dernière, les États européens ont acté leur désaccord sur la réforme du règlement de Dublin. Cette crise n’est pas une crise migratoire mais une crise du fonctionnement de l’UE. On n’a rien appris de ce qui s’est passé en 2015, au plus fort de la crise migratoire.

 

On voit émerger des alliances inquiétantes, comme « l’axe Rome-Vienne-Berlin »…

Les anti-immigration s’organisent et sont en train de devenir majoritaires dans l’UE. C’est de la démagogie. Les discours de la Hongrie, de l’Autriche, de la Pologne, de la Ligue italienne et du Rassemblement national français ne sont que des mensonges. Faire croire qu’il faut arrêter l’immigration est un mensonge. On laisse penser qu’on peut régler le « problème », alors que ce n’est ni un problème ni une question simple à résoudre. Cela exige du courage de la part de nos dirigeants : ne pas laisser primer l’intérêt national - qui n’est que l’intérêt de quelques politiques - sur l’intérêt européen.

Une autre approche de l’immigration

Faut-il ouvrir des centres européens dans les pays de départ, comme le réclame l’Italie ?

La seule chose sur laquelle les Européens s’entendent, c’est sur le contrôle des frontières et l’exportation de notre politique migratoire dans les pays tiers, en Turquie et en Afrique. Au risque de déstabiliser encore plus ces pays. Et de donner les clefs de la maison à des États qui ne sont pas fiables économiquement, comme la Tunisie, ou politiquement, comme la Turquie. L’UE continue d’être un modèle pour la planète. Mais là, on se tire une balle dans le pied en s’asseyant sur le droit international.

 

Au lieu d’accepter l’immigration ?

Oui. On a laissé croire que l’immigration était nuisible. Dans des sociétés vieillissantes comme les nôtres, elle peut avoir un impact économique positif. Pratiquement tous les économistes le disent. Mais il est vrai que les enjeux de l’immigration ne sont pas qu’économiques ; cela induit aussi des changements profonds de la société.

 

C’est là que ça coince ?

Les Européens ont montré qu’ils étaient plus en avance que leurs responsables politiques. Quand les citoyens sont confrontés à l’immigration directement chez eux, ça se passe bien. Si l’Allemagne a pu absorber un million de réfugiés, fin 2015, c’est aussi parce que son gouvernement s’est appuyé sur la société civile. En France, la répartition des migrants de Calais un peu partout sur le territoire, notamment dans les petites villes, s’est bien passée. Les gens se sont mobilisés.

 

Une petite frange de militants ?

Non, pas seulement. Beaucoup de citoyens « de base », qui n’ont pas forcément une réflexion très poussée sur l’immigration, agissent par pure humanité. On a vu des retraités donner des cours de langue à des Afghans… Des Hongrois, aider les migrants, au-delà des barbelés posés par leur gouvernement.

La porte de sortie de la crise est là. Mais les responsables politiques préfèrent conforter les sentiments anti-étrangers, plutôt que de s’appuyer sur cette partie de la population prête à aider. Cela illustre la déconnexion de nos gouvernements : ils ont peur de leurs opinions publiques.

 

Propos recueillis par Cécile Réto pour Ouest-France  

 

 

 

Mots-clés
crise des réfugiés réfugiés ; Europe