« Malgré la crise qu’elle traverse, l’Otan demeure le socle de notre sécurité collective »
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Un nouveau sommet de l’Otan s’ouvre à Londres ce mardi 3 décembre, sur fond de tensions entre la France et la Turquie. Mais pour le directeur de l’Ifri Thomas Gomart, la crise politique ne doit pas faire oublier le rôle que jour l’Otan au quotidien pour la sécurité de nos pays.
FIGAROVOX.- Décrite par Emmanuel Macron comme étant «en état de mort cérébrale», l’Otan doit faire la preuve de son utilité… et de son unité. En est-elle capable?
Thomas GOMART.- Je pense qu’il faut distinguer l’alliance atlantique, qui traverse une crise politique profonde en raison notamment de l’attitude de l’administration Trump, et l’organisation militaire qui, elle, fonctionne au jour le jour de manière beaucoup plus satisfaisante. Les propos présidentiels ont au moins le mérite de provoquer un débat politique utile sur les orientations de l’alliance ; mais ils ne doivent pas masquer l’attachement de l’ensemble des alliés à l’Otan. Le constat d’Emmanuel Macron permet d’ouvrir un débat, il ne le clôt pas pour autant.
Là où tous les pays se retrouvent, c’est sur le rôle décisif que joue l’Otan dans la sécurité de la zone couverte par l’alliance, c’est-à-dire l’Atlantique Nord. Il faut revenir aux principes de l’organisation, qui font consensus. Les difficultés surgissent lorsque des pays de l’Otan interviennent en dehors de cet espace, typiquement en Afghanistan, en Irak, en Tunisie… Mais l’Otan demeure le socle de la sécurité collective des pays de l’Atlantique Nord.
Vous êtes historien. Ce n’est pas la première crise que connaît l’alliance atlantique, ni même la première fois que les États-Unis menacent de s’en dégager. Les critiques de Donald Trump pourraient-elles cette fois avoir raison de l’organisation?
Lorsque l’on regarde l’histoire de l’Otan, on constate, en effet, qu’elle a connu de nombreuses crises au travers de son histoire, car elle réunit quelques pays ayant des intérêts opposés, notamment la Turquie et la Grèce. En 2003, elle a vécu une crise majeure avec l’intervention des Anglais et des Américains en Irak, à laquelle la France, l’Allemagne et la Russie s’étaient opposées dans le cadre des Nations unies.
- " Il faut rouvrir le dialogue avec la Turquie "
Mais en réalité, il faut distinguer deux sujets. Certes, l’attitude américaine instille le doute, mais le président américain n’a pas annoncé le retrait de son pays de l’Otan! Et entre les déclarations et une hypothétique sortie, il peut se passer beaucoup de choses. Cette crise n’est pas définitive. Le second motif de discorde, plus sérieux celui-là, c’est la dégradation des relations entre la France et la Turquie. L’intervention d’Ankara dans le Nord de la Syrie, sans aucune concertation avec ses alliés, a mis Paris dans l’embarras car nous avions un dispositif inséré au sein des forces kurdes. Cet aspect, l’évolution de la politique turque, ouvre une crise qui appelle en effet des négociations indispensables.
Faut-il être plus ferme avec la Turquie, au risque de laisser Ankara se tourner davantage vers la Russie?
Il faut rouvrir le dialogue avec la Turquie, et utiliser nos liens d’alliance pour ne pas l’isoler mais tenter au contraire de la raisonner. La Turquie, au sein de l’Otan, est davantage, de mon point de vue, un facteur stabilisant que déstabilisant à la fois au niveau régional et au niveau global.
- " Nous sommes entrés dans la Première Guerre mondiale avec l’alliance franco-russe, et nous en sommes ressortis avec l’embryon d’alliance atlantique "
La France fait partie des rares pays européens à avoir une capacité de défense autonome. La fin de l’Otan devrait-elle nous inquiéter malgré tout?
Le discours des Français est rendu en effet plus libre grâce à cette autonomie relative. Mais en réalité, depuis 1917, notre politique de sécurité repose fondamentalement sur des liens étroits avec Washington et Londres. Nous sommes entrés dans la Première Guerre mondiale avec l’alliance franco-russe, et nous en sommes ressortis avec l’embryon d’alliance atlantique. C’est l’un des points essentiels du fonctionnement du Conseil de sécurité de l’ONU. Et cela donne lieu à une coopération militaire extrêmement étroite, en termes de partage d’information, d’action navale et du nucléaire.
La France a une vision très diplomatique de l’Otan, et le niveau opérationnel acquis par nos forces doit beaucoup aux efforts d’interopérabilité avec celles de nos alliés. C’est-à-dire que si l’Otan disparaissait, la France perdrait une partie de son savoir-faire militaire. Nos forces se distinguent par leur capacité d’agir en coalition. Le Mali le rappelle ; la France cherche le plus souvent à intervenir avec des alliés. Si notre position vis-à-vis de l’OTAN s’explique historiquement, elle doit tenir aussi tenir compte des relations qu’entretiennent chacun des pays européens avec l’Otan.
Dans L’affolement du monde, vous décrivez justement une Europe à la traîne, dont la passivité révèle son incapacité à comprendre la recomposition géopolitique du monde. Faut-il accélérer la construction d’une défense européenne?
Ce qu’il faut comprendre à Paris, c’est qu’il n’y aura pas de progrès en matière de coopération de défense en Europe si cela se fait contre ou même sans l’Otan. Si l’on veut progresser, impliquer davantage nos partenaires européens et en particulier l’Allemagne, nous ne pouvons pas remettre en cause les principes de l’alliance atlantique. Cette progression européenne doit aller de pair avec le fonctionnement de l’Otan ; sinon, la France sera isolée y compris au sein de l’Europe.
Reste que le défi principal pour l’Otan est de répondre clairement à la question: qui est l’ennemi?...
Le problème, c’est que cette relecture de Carl Schmitt est extrêmement simplificatrice! Il y a des ennemis déclarés, et d’autres qui ne le sont pas. En matière de sécurité, on doit tenir compte des objectifs affichés et des objectifs dissimulés. Et tout le principe d’une d’alliance est de faire face aux deux.
L’Otan est aujourd’hui traversée par des analyses différentes de la menace, en fonction des intérêts et du positionnement géographique de chacun. Il est certain que pour les Pays baltes ou la Pologne, la menace principale est la Russie ; mais pour la France, l’Espagne ou encore l’Italie, la priorité est de stabiliser la Méditerranée et le Sahel. Les États-Unis, eux, sont dans une logique de rivalité stratégique avec la Chine. L’Otan n’a donc pas un ennemi désigné, mais ses membres partagent la volonté d’avoir une capacité défensive face à des menaces multiformes.
Les divergences que vous venez de citer vouent-elles ce nouveau sommet à l’échec?
Pour le moment, ça ne peut pas être pire. Si l’on ne regarde que les déclarations, même si celles-ci sont d’abord des provocations qui visent à bousculer le jeu, la situation n’est pas simple. Mais la politique internationale est faite de négociations de ce type, et cette fois les débats seront sérieux. Paris doit accepter que ses alliés n’aient pas la même vision stratégique. Nous devons donc nous poser cette question: dans quelle mesure avons-nous encore aujourd’hui besoin de l’Otan pour assurer notre sécurité?
Lire l'interview sur le site du Figaro
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