13
fév
2019
Espace Média L'Ifri dans les médias
Corentin BRUSTLEIN, cité par Romain Rosso dans l'Express

Nucléaire : la fin de l'après-guerre froide

En retirant les États-Unis d'un traité avec la Russie sur les forces nucléaires, Donald Trump met le monde sous tension.

L'opération communication est inédite. Le 23 janvier, au Patriote, un parc d'attractions consacré à l'histoire et aux équipements militaires, situé à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, l'armée russe a convié des journalistes internationaux et des attachés de défense étrangers - les pays de l'Otan n'ont pas répondu présents - à la présentation de son nouveau missile, qui met le monde en émoi : le 9M729. Selon l'administration américaine, sa portée dépasse les 500 kilomètres définis par le traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) signé entre Washington et Moscou, il y a plus de trente ans. 

Après avoir nié son existence, la Russie s'est résignée à lever un coin du voile, sous la pression de Donald Trump qui, en octobre dernier, a annoncé sa décision de quitter le traité. Dans un vaste hall blanc et vide, où les téléphones portables ne passaient pas, le nouvel engin, capable d'emporter une ogive nucléaire, est présenté comme une version de son prédécesseur, le 9M728. Au sol, une règle permet de vérifier qu'il mesure 53 centimètres de plus que le précédent - du moins son conteneur, car le missile lui-même n'est pas exposé. "La puissance de l'ogive a été accrue, précise le général Mikhaïl Matveievski, commandant des forces des fusées stratégiques. Pour cette raison, la taille de la fusée a été allongée."  

Selon l'officier, plus de 200 lancements ont été effectués entre 2008 et 2014 sur un terrain militaire ; aucun n'aurait dépassé la distance légale. Au contraire, à l'en croire, la portée du nouveau missile, 480 km, serait même inférieure de 10 kilomètres à celle du 9M728.  

Washington et Moscou s'accusent mutuellement de contourner le traité

Cet effort de "transparence" n'a pas convaincu Donald Trump. Le 2 février, le président des États-Unis a lancé le processus de retrait du FNI ; il sera effectif au début d'août 2019, précise la Maison-Blanche, "à moins que la Russie ne respecte ses obligations en détruisant tous ses missiles, lanceurs et équipements qui violent le texte." Dès le lendemain, Vladimir Poutine a fait de même. A son tour, la Russie accuse son rival de contourner le traité, notamment en déployant des moyens antimissiles en Roumanie et, bientôt, en Pologne. On se croirait revenu à une autre époque... 
 

Conclu en 1987 par Ronald Reagan, président des États-Unis, et le dernier dirigeant de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, le FNI est un traité bilatéral qui interdit à ces deux États de tester, de produire et de déployer des missiles terrestres d'une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres. Il avait mis fin à la crise des euromissiles, déclenchée dans les années 1980 par le déploiement des SS-20 soviétiques à têtes nucléaires capables d'atteindre en quelques minutes des capitales européennes. A l'époque, l'Otan avait riposté en déployant des missiles balistiques et de croisière américains au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas. À la suite du FNI, plus de 2 500 de ces armes ont été détruites, dans le cadre d'une procédure de vérification mutuelle sans précédent. 

Soupçons américains

Mais voilà, depuis plusieurs années, les États-Unis soupçonnent la Russie d'avoir développé une version terrestre de certains missiles de croisière navals, notamment le Kalibr, pour la première fois à l'oeuvre en Syrie contre l'opposition à Bachar el-Assad.

  • "Les services de renseignement américains confirment régulièrement le déploiement en nombre grandissant de lanceurs équipés du 9M729 - il y en aurait quatre bataillons à ce jour, pour un total légèrement inférieur à une centaine de missiles", souligne Corentin Brustlein, directeur du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (Ifri).  

Si les accusations de tricherie ne datent pas de l'ère Trump, la décision surprise du président américain illustre l'influence grandissante du faucon John Bolton, son nouveau conseiller à la sécurité nationale, qui ne cache pas son souhait d'abolir les traités perçus comme des carcans, alors que la Chine devient un compétiteur préoccupant pour l'Amérique.  

Un déséquilibre croissant

"Il y a une motivation stratégique de fond à ce retrait, partagée bien au-delà du premier cercle de la Maison-Blanche, souligne, dans une note, Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (1). Depuis plusieurs années, ajoute-t-il, le Pentagone s'inquiète du déséquilibre entre les arsenaux balistiques et de croisière chinois et nord-coréens, d'une part, et les moyens américains dans la région, d'autre part. Selon Washington, 95 % des quelque 2 000 missiles chinois seraient de type FNI." 

  • Corentin Brustlein, de l'Ifri, abonde : "L'opposition traditionnelle d'une large part de la classe politique américaine aux accords de maîtrise des armements est renforcée par le sentiment que respecter ce traité est doublement dommageable pour les Etats-Unis, puisque la Russie ne semble, elle, pas le respecter et que la Chine, autre rival stratégique, n'y est pas soumise." Dans ses déclarations, Donald Trump fait allusion à la possibilité d'un autre traité imposant des limites à d'autres États, qui inclurait notamment la Chine et l'Iran. "Mais, pour l'heure, ce genre de proposition ne reflète aucun effort diplomatique sérieux", observe le chercheur. 

Nouveau contexte

Pour Bruno Tertrais, cette crise illustre la fin de l'après-guerre froide: "Le FNI était le fruit de son époque. Sa disparition dans les faits est, elle aussi, le produit d'un contexte radicalement nouveau." Du temps de Reagan et de Gorbatchev, le monde nucléaire était dominé par deux superpuissances. Aujourd'hui, le paysage est plus complexe, et surtout moins prédictif, avec un ours russe qui remonte en puissance et des pays comme le Pakistan, la Chine ou la Corée du Nord qui détiennent désormais la bombe. Dans ce monde qui s'arme ou se réarme, ni les États-Unis ni la Russie n'ont intérêt à conserver des traités contraignants.  

D'ici à six mois, les deux États auront donc les mains libres. "Nous allons développer ces armes", a lancé Trump. Poutine, de son côté, s'est donné deux ans pour produire de nouveaux missiles terrestres. En mars 2018, le Kremlin a ainsi dévoilé une nouvelle génération d'armes hypersoniques d'une portée de 4 000 kilomètres. Pour autant, Tertrais se refuse à parler d'une nouvelle course aux armements. "Le rapport de force entre grandes puissances ne se traduit nullement par une course quantitative effrénée à la supériorité", écrit-il.  

Et l'Europe ?

Le retrait américain risque d'affecter la sécurité de l'Europe, réduite au rôle de spectatrice inquiète. Surtout, il n'incite guère les autres États détenteurs de l'arme atomique à désarmer - comment convaincre désormais la Chine, par exemple, à entrer en négociations pour un traité limitant ses capacités ?  

C'est toute l'architecture de maîtrise des armements, héritée de la guerre froide, qui pourrait s'effondrer. Si le FNI disparaît, il ne restera plus que le traité New Start sur les armements stratégiques de puissance et de portée supérieures, un texte qui expire en 2021. On voit mal, dans le contexte actuel, ce qui pourrait encourager Moscou et Washington à le prolonger. 

 

Lire l'article sur le site de l'Express.

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armes nucléaires diplomatie nucléaire Dissuasion nucléaire Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) Etats-Unis Russie