24
juil
2022
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Tatiana KASTOUEVA-JEAN, interviewée par Henri Vernet pour Le Parisien

« La Russie pense toujours qu’elle peut faire plier l’Ukraine », cinq mois après l’invasion

La guerre s’enlise depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Pour la chercheuse de l’Ifri Tatiana Kastouéva-Jean, l’issue politique du conflit « prendra des années, voire des décennies ».

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Ailleurs en Ukraine, alors que le conflit entre ce dimanche dans son sixième mois, les bombardements russes se sont poursuivis tant dans la région du Donbass (est) qu’au centre et au sud. Depuis le début du conflit, le 24 février, l’ONU recense en Ukraine près de 5000 morts confirmés, dont plus de 300 enfants, mais l’AFP souligne que leur nombre véritable est sans doute largement supérieur. La spécialiste de la Russie Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse à l’Institut français des relations internationales Ifri) prévient que la guerre sera longue.

 

La guerre en Ukraine entre ce dimanche 24 juillet dans son sixième mois. Peut-on craindre une guerre sans fin ?

Cinq mois après le début de la guerre, l’issue militaire du conflit reste incertaine. La livraison d’armes occidentales à l’Ukraine est le principal facteur qui joue ; l’autre, peu probable à court et moyen terme, étant le changement de pouvoir à Moscou. Sur le terrain, ni les Ukrainiens ni les Russes ne céderont de leur plein gré : chacun défend ses intérêts vitaux, la survie comme État et nation pour l’Ukraine et la sécurité pour la Russie. Si aucune des parties ne subit un échec militaire fatal qui la pousserait à capituler, on peut craindre un enlisement du conflit avec des éventuels temps d’arrêt et de rebondissement et son lot de crises dérivées, énergétique, cyber, alimentaire. Et même si les combats s’arrêtent, le règlement politique de ce conflit prendra des années, voire des décennies.

 

Quels pourraient être les scénarios de sortie du conflit ?

On n’en entrevoit pas aujourd’hui. Il n’y a plus aucune vraie tentative de pourparlers, sauf, a priori, les contacts pour l’échange des prisonniers. En dépit des pertes subies, les Ukrainiens sont loin de l’idée d’accepter d’abandonner des terres contre la paix et la Russie pense toujours qu’elle peut faire plier l’Ukraine. Plusieurs séquences peuvent nous attendre. La reconnaissance de l’indépendance d’une sorte de « Novorossia » (Nouvelle-Russie) comprenant le Donbass et quelques territoires du sud peut être la prochaine étape. Probablement, la Russie décidera même de les annexer. Certains éléments vont dans ce sens, comme l’octroi des passeports russes, l’introduction des programmes scolaires russes dans les écoles, etc. L’Ukraine et l’Occident n’accepteront pas cette politique du fait accompli. Cela peut aboutir à la partition de fait de l’Ukraine, avec une ligne de front plus ou moins gelée.

 

À quelles conditions Poutine pourrait accepter un cessez-le-feu ?

Poutine continue à penser qu’il est en position de force, il a même dit récemment que les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. Il ne souhaitera discuter que pour imposer à l’Ukraine ses conditions, lui faire reconnaître l’appartenance de la Crimée à la Russie et l’indépendance ou l’annexion des régions du Donbass et du sud. Poutine voudra aussi obtenir des garanties que l’Ukraine n’adhérera pas à l’Otan. En fait, tout est dit dans son ultimatum du 17 décembre dernier et je ne pense pas que la guerre lui ait fait changer d’intentions. Même s’il accepte un cessez-le-feu, rien ne garantit qu’il le respectera et ne reprendra pas les hostilités à un moment qu’il jugera opportun.

 

Quel objectif poursuit-il vraiment ?

Ses objectifs sont comme un triple tiroir. Le plus petit est la prise du Donbass et autant de territoires qu’il pourra au sud du pays. Mais ces territoires ne sont pas un objectif en soi, c’est un moyen d’affaiblir l’Ukraine. Le vrai objectif a été dévoilé dans les premières heures de la guerre. La résistance de l’armée ukrainienne, les erreurs d’appréciation et les carences de l’armée russe ont fait réviser à la baisse les objectifs russes, mais c’est bien toute l’Ukraine qui est visée pour en faire un État non viable et un « boulet » pour l’Occident, à défaut de la faire revenir dans le giron russe. Enfin, dans cette guerre, la Russie cherche à affaiblir l’Occident, provoquer une recomposition de l’ordre mondial post-guerre froide, qu’elle considère dominé par les États-Unis, déséquilibré et injuste.

 

Pour les Ukrainiens, quelles seraient les conditions acceptables pour négocier ? Pourraient-ils renoncer à la souveraineté sur le Donbass, outre la Crimée ?

En dépit des pertes, les Ukrainiens ne cherchent pas à céder des territoires contre la paix. Ils demandent à l’Occident surtout les armes et des sanctions contre la Russie, pas l’aide à la négociation. Ils ne reconnaîtront jamais l’indépendance ou l’annexion du Donbass et des régions du sud. Ils sont profondément convaincus que céder les territoires ne réglera pas le problème, mais ne fera que récompenser l’agression et attiser l’appétit de l’agresseur.

 

Les Occidentaux, Américains et Européens, peuvent-ils peser dans un règlement ? Sinon qui ?

Les Occidentaux sont considérés par la Russie comme des « pays inamicaux » et leur médiation ne sera plus considérée comme impartiale. Cependant, à terme, les pays occidentaux devraient être garants des accords de paix signés un jour. Les pays non-occidentaux pourraient accompagner la sortie du conflit, mais ils ont chacun leurs particularités. La Turquie joue un jeu double en livrant des drones à l’Ukraine. La Chine reste dans l’ambiguïté : elle soutient politiquement la Russie et dénonce la domination américaine, mais respecte les sanctions par peur de représailles. Israël semblait bien placé pour avoir la confiance des deux parties, mais les Russes ont réussi à créer l’embrouille au mauvais moment en évoquant les éventuelles origines juives de Hitler. Le vrai règlement restera introuvable avec Poutine au pouvoir, dont l’objectif n’est pas la paix, mais le maintien du « chaos piloté » qui affaiblit ses adversaires.

 

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