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fév
2019
Éditoriaux de l'Ifri Lettre du Centre Asie
Charuwan LOWIRA-LULIN

Où va la Thaïlande ? Méandres électoraux et vicissitudes démocratiques Lettre du Centre Asie, n° 76, 4 février 2019

Sous pression, le gouvernement militaire thaïlandais a fini par annoncer la tenue des prochaines élections pour le 24 février 2019, avant de les reporter à nouveau au 24 mars.

Où va la Thaïlande ? Méandres électoraux et vicissitudes démocratiques

Selon les dispositions constitutionnelles, tous les résultats doivent être validés avant le 9 mai, or les célébrations du Couronnement de Rama X, auront lieu du 4 au 6 mai. Pour cette raison, et d’autres moins avouables, la tenue du scrutin demeure incertaine. La cacophonie ambiante prolonge le doute et la confusion. Ce qui est sûr c’est que la démocratie ne sortira pas grandie de cet exercice.

L’ombre de Thaksin Shinawatra

La situation politique actuelle de la Thaïlande ne peut se comprendre que dans une perspective de longue durée. L’arrivée au pouvoir en 2001 de Thaksin Shinawatra, fondateur du parti Thai Rak Thai (« Les Thaïs aiment la Thaïlande ») bouleverse les règles du jeu politique dans le royaume. Pour la première fois dans l’histoire du pays, ce parti politique gagnait majoritairement les élections. Aidé par d’anciens « communistes » et quelques intellectuels, son programme social, axé surtout sur la santé (accès facile aux soins pour une somme modique de 30 bahts), a contribué à sa victoire écrasante. Progressivement gagné par un sentiment d’invincibilité, Thaksin Shinawatra a installé un réseau d’influence et de corruption à grande échelle, qui contribuera par la suite à sa chute.

Progressivement, l’opposition s’organise sous l’appellation des Alliés pour la démocratie, portant des chemises jaunes ; le parti Thai Rak Thai réplique en créant le mouvement des chemises rouges, ou Nor Por Chor, pour fédérer les soutiens à Thaksin. En 2006, le général Sonthi Bunyaratakalin met fin provisoirement à cette situation très instable en s’emparant du pouvoir. C’est le premier coup d’État depuis 1991 ; les militaires, un temps mis à l’écart des jeux politiques, reprennent le contrôle des réseaux décisionnels.

S’ensuit une longue période de lutte pour le pouvoir, avec toujours en arrière-plan le spectre de Thaksin (en exil et en fuite suite à ses multiples condamnations pour abus de pouvoir et malversations). Trois Premiers ministres élus l’ont représenté par procuration : Samak Sundaravej en 2008, Somchai Wongsawat en 2008 (beau-frère de Thaksin), puis Yingluck Shinawatra de 2011 à 2014 (la sœur de Thaksin) à la tête du Phuea Thai. À partir de novembre 2013, le gouvernement de Yingluck a tenté par tous les moyens de faire adopter une loi d’amnistie, un projet qui a occupé la vie parlementaire pendant des mois au détriment des autres sujets et dont le véritable objectif était de donner la possibilité à Thaksin de revenir en Thaïlande.

Malgré sa relégation, Thaksin demeure l’homme incontournable de la vie politique thaïlandaise et s’accroche à l’idée de revenir au pouvoir. Il est à l’origine de scandales majeurs de corruption qui ont émaillé le mandat de Yingluck et provoqué des manifestations massives des chemises jaunes pour la faire démissionner, et la réactivation en retour du mouvement des chemises rouges pour la soutenir. Yingluck finira par être démise de ses fonctions par le Conseil constitutionnel pour abus de pouvoir. En 2017, elle s’exile la veille de sa condamnation à cinq ans de prison pour négligences dans l’affaire des détournements de fonds lors des programmes de subvention du riz.

Les militaires, les réformes ratées et la liberté confisquée

En mai 2014, deux semaines après l’éviction de Yingluck, dans un vingtième coup d’État depuis 1932, les militaires s’emparent du pouvoir. Le général Prayuth Chan-ocha, commandant en chef de l’Armée de terre et à la tête d’un Conseil national de la paix et de l’ordre (CNPO ou Khor Sor Chor) devient Premier ministre. Il se présente comme un garant de neutralité et est bien accueilli par la population, exaspérée par le désordre et les menaces d’instabilité : la multiplication des manifestations des chemises rouges, surtout dans le Nord-Est, encouragées par Thaksin et le parti Phuea Thai, faisait craindre une insurrection, voire la sécession d’une région.

Ce coup démontre que les bureaucrates, menés par les officiers des Forces armées, ne sont pas prêts à lâcher leurs statuts et privilèges pour laisser leur place définitivement aux élus du peuple et à la démocratie. Il démontre toutefois aussi que les citoyens thaïs, lassés des luttes internes, préfèrent encore qu’elles soient réglées rapidement par la force. En 2014, il est vrai, le peuple thaïlandais était inquiet de l’état de santé du roi Rama IX, très affaibli physiquement. Le coup d’État venait opportunément rassurer la population que la succession attendue pourrait intervenir dans le calme.

Si la junte affirme d’abord qu’elle n’est là que pour apaiser et réformer le pays avant de nouvelles élections, elle n’a cessé de manœuvrer pour se maintenir au pouvoir, instrumentalisant la crainte et la haine à l’encontre de Thaksin. Toutefois en remettant sur le devant de la scène Thaksin et ses soutiens, elle leur offre l’opportunité de se présenter comme les défenseurs de la démocratie contre la dictature.

Quatre ans plus tard en effet, il reste peu de chose des promesses initiales de réforme ou de réconciliation entre les deux factions, chemises rouges et chemises jaunes, un « devoir » pour Prayuth, qui renvoyait au mythe de « samaggi » du peuple uni. Pas de changement, ni d’amélioration perceptible dans aucun secteur, économique, politique, ou social. En revanche, les avantages accordés aux forces armées ont été accrus.

La réforme de la justice est au point mort, celle de la police n’a pas progressé en dépit des demandes pressantes de la population ; les deux instances mises en place pour la réformer n’ont pas fait longtemps illusion. Le Parlement et toutes sortes de comités ne servent que de façades démocratiques alors qu’ils sont composés majoritairement de militaires. Et si, dans le discours, la lutte anti-corruption sert de justificatif à un retour aux méthodes dures, dans les faits, ce prétexte est encore détourné et instrumentalisé à des fins d’enrichissement.

Dans le même temps, les atteintes à la liberté d’expression se multiplient. Les médias, devenus propagandistes de la junte, sont privés de toute capacité d’analyse et de critique. Aucune protestation, aucun rassemblement de plus de cinq personnes n’est possible, même pour venir dénoncer la misère ou les problèmes auxquels font face les paysans. Pas de débat, ni discussion dans des universités ou ailleurs sans permission. L’interdiction a été maintenue de discuter de politique via les réseaux sociaux, de voir ou de contacter certaines personnes condamnées au titre de l’article 112 (crime de lèse-majesté) et en fuite à l’étranger. La répression militaire s’exerce surtout sur les jeunes générations, plus mobilisées, qui sortent dans la rue et réclament des élections libres. Le gouvernement se sert de l’article 44 de la Constitution provisoire de 2014, qui permet aux militaires d’agir avec les pleins pouvoirs pour se substituer sans limite et sans contrôle aux pouvoirs de police et de justice. Le durcissement progressif du régime instauré par les militaires est le reflet de son incompétence et de son incapacité à gérer les affaires. Combien de temps cela pourra-t-il durer face à une jeunesse plus instruite, plus indépendante et connectée à la globalisation de l’information ?

Les élections de 2019 et la donne politique

La polarisation politique a changé : aujourd’hui, ce ne sont plus les chemises jaunes contre les chemises rouges, mais les militaires contre le parti Phuea Thai, guidé de loin par Thaksin Shinawatra. Le parti Phalang Pracharat (littéralement le pouvoir par le peuple et l’État) créé de toutes pièces par les putschistes, est composé majoritairement de militaires, entourés de fonctionnaires de l’État. Pour gonfler ses rangs et espérer garder le pouvoir, il utilise les mêmes méthodes que celles employées en 2001 par Thaksin : récupérer des anciens élus d’autres partis, y compris en provenance de Phuea Thai. Le scénario précédent se répète. Et tous s’accusent des pratiques habituelles de transfert de camp en échange de sommes d’argent, ou d’abandon de poursuites pour corruption.

Outre les deux principaux protagonistes, deux autres forces politiques, jusque-là reléguées au second plan, pourraient avoir un rôle à jouer : le Parti démocrate et un nouveau parti, composé majoritairement de jeunes et novices en politique, Anakot Mai.

Le Parti démocrate, malgré son enracinement de plus de 70 ans dans la vie politique thaïe, ne parvient pas à améliorer ses scores électoraux depuis une vingtaine d’années. La mise en place par Thaksin d’un grand parti sorti victorieux en 2001 ne suffit pas à expliquer la série de déconvenues du Parti démocrate. En 2005, Abhisit Vejjajiva, un ancien diplômé d’économie d’Oxford, prend la tête du parti, sans réussir à le moderniser, ni à fédérer autour de lui. Il donne l’impression d’être un homme isolé, sans conseiller éminent, ni programme attrayant. Abhisit est encore plus affaibli depuis le départ de Suthep Thaugsuban, son ancien secrétaire général, homme de négociation, grand orateur et infatigable organisateur, qui a rejoint le mouvement des chemises jaunes en 2013 dont il est devenu le principal leader. Après avoir déclaré qu’il allait quitter définitivement la vie politique, Suthep Thaugsuban réapparaît maintenant comme un soutien actif de la junte militaire, comme d’ailleurs d’autres anciens meneurs des chemises jaunes.

Pourtant, le Parti démocrate ne manque pas d’atouts : arrivé en deuxième position après Phuea Thai en 2011, il pourrait bénéficier du rejet des deux principaux protagonistes (Thaksin et les militaires), et représenter ainsi le choix le moins risqué. Réputé intègre, Abhisit est apprécié auprès des urbains, mais il peine à convaincre les ruraux et les plus démunis et il tarde à faire connaître ses intentions et son programme alors qu’un nouveau parti, Anakhot Mai, issu de la jeune génération risque d’empiéter largement sur une frange de son électorat.

Anakhot Mai (« Le Nouvel Avenir » ou « Future Forward Party »), parti créé et dirigé par un industriel quadragénaire multimillionnaire, Thanathorn Juangroongruangkit, et par un jeune universitaire, Piyabutr Saengkanokkul, s’inspire du parti français La France insoumise. Il veut mettre un terme à l’emprise de la junte sur la nation, modifier la constitution de 2017 et annuler toutes les conséquences du coup d’État de 2014. La détermination des dirigeants d’Anakhot Mai a attiré toute une jeune génération qui subit de plein fouet les restrictions imposées par la junte à la liberté de parole et d’action. Thanathorn n’est pas un inconnu. Il subventionne déjà des publications engagées et a participé au mouvement des chemises rouges en 2010. En sillonnant sans relâche le pays, il dévoile une personnalité simple et courageuse, parlant des méfaits de la dictature sans ménagement. Le parti Anakhot Mai pourrait bénéficier de plus de 6 millions d’électeurs potentiels dans la tranche des 18-25 ans, largement mobilisés. Mais beaucoup d’électeurs moins jeunes n’apprécient pas le langage trop « révolutionnaire » qui fait craindre des violences.

La mascarade constitutionnelle

L’objectif unique de la junte est de garder la mainmise sur le pouvoir, par tous les moyens. Sur les conseils de juristes experts en manipulation, elle a par exemple élaboré une nouvelle Constitution à son avantage, qui place le CNPO au-dessus de la loi suprême.

Cette nouvelle Constitution, approuvée en 2017 par un référendum où la participation a été faible (de l’ordre de 58 % des inscrits), a mis en place un système bicaméral avec une Chambre basse composée de 500 députés élus pour 5 ans et un Sénat constitué de 200 membres désignés majoritairement par le CNPO au sein de dix groupes professionnels[1]. Selon l’article 272, pour la première fois, le Sénat va participer à la désignation du Premier ministre.

Sur les 500 députés, 350 seront élus au scrutin uninominal majoritaire dans autant de circonscriptions, les autres, au scrutin proportionnel de liste. Ce système complexe désavantage les petits partis qui ne peuvent pas cumuler de votes supplémentaires dans les circonscriptions où ils ne sont pas représentés. Par ailleurs, il n’apporte pas de députés supplémentaires aux partis qui gagnent le plus d’élus au scrutin majoritaire et avantage donc largement les partis intermédiaires. Ce dispositif n’a qu’un seul objectif : empêcher qu’un parti puisse obtenir la majorité absolue à l’Assemblée.

Pour contrecarrer ce mode d’élection et augmenter la possibilité d’obtenir des élus au scrutin de liste, les partis politiques s’adaptent et adoptent une stratégie pour le moins singulière : se démultiplier. Ainsi Phalang Pracharat a créé le Ruam Phalang Prachachart Thai, et Phuea Thai le Thai Raksa Chart. Ces deux derniers, évitant d’envoyer les candidats sur les mêmes circonscriptions, comptent avoir la possibilité d’obtenir plus d’élus qu’avec un seul grand parti.

Enfin, l’article 65 de la Constitution de 2017 établit un Comité de stratégie nationale, présidé par le général Prayuth Chan-ocha, qui supervise la mise en place d’un programme-cadre sur 20 ans (2017-2036) dans les domaines de la sécurité, l’énergie, la compétitivité, l’éducation et l’environnement. Établies sans consultation populaire, ces directives seront légalement contraignantes pour les gouvernements ultérieurs. Ce Comité national de stratégie est composé majoritairement de militaires et du chef de la police. Ce simple exemple montre comment la bureaucratie s’est auto-investie d’un mandat supplémentaire et l’a inscrit dans la Constitution pour pouvoir rester active dans le champ décisionnel durant les deux prochaines décennies.

L’imprévisible résultat des élections

En dépit d’un programme de distribution de cartes de solidarité « Pracharat » (peuple, État), destinées à aider 14 millions de démunis (en échange de leur inscription sur les listes électorales), le parti Phalang Pracharat ne comptabiliserait que 4 à 5 % des intentions de vote, selon différents sondages. Le nombre d’indécis est considérable, de l’ordre de 60 %. Entre la détestation de Thaksin et le manque d’enthousiasme à l’égard les démocrates, il est difficile de faire un choix. L’issue du scrutin reste donc imprévisible.

Pour choisir le Premier ministre, Phalang Pracharat pourra compter sur les 250 sénateurs que le CNPO désignera, cependant il aura besoin de 126 parlementaires de plus pour disposer d’une majorité au Parlement. Les militaires parviendront-ils à former un gouvernement disposant d’une majorité après le scrutin et auront-ils la possibilité avec le jeu des alliances, d’obtenir une majorité de députés ? Cela semble très improbable. Une situation de blocage conviendrait paradoxalement à la junte parce qu’elle serait autorisée par la Constitution à rester en place et pourrait disposer de l’arbitraire article 44 pour agir à sa guise.

Sans possibilité de former un gouvernement, le CNPO restera aux commandes du pays. L’armée entière est-elle prête à déclarer la guerre contre le peuple ? La population restera-elle sans réagir après cinq ans de pouvoir de la junte qui la prive de tant de liberté et d’écoute ?

Dans ce contexte de crises multiples et profondes, on peut se demander où va la Thaïlande entre une armée réactionnaire et une bureaucratie corrompue et vieillissante. Comment feront les partis politiques pour en finir avec les pratiques d’achat des votes, qui entretiennent la défiance des citoyens envers la démocratie représentative ? Comment enrayer cette culture des coups d’État ? À ce stade, une seule chose est sûre, les élections en Thaïlande s’annoncent chaotiques.


[1]. Pour cette première élection en 2019 toutefois, selon l’article 269 de l’actuelle Constitution, il y aura 250 sénateurs au lieu de 200.

 

Où va la Thaïlande ? Méandres électoraux et vicissitudes démocratiques
Mots-clés
Démocratie élections Asie du Sud-Est Thaïlande
ISBN / ISSN: 
978-2-36567-985-5