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En Europe comme à l’International, un parcours semé d’embûches pour le duo franco-allemand

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En 2019, Madame von der Leyen dévoilait le projet de la nouvelle Commission pour 2019/2024. Elle affirmait que l’Union européenne (UE) devait désormais devenir un acteur géopolitique, signifiant la volonté et la capacité de se positionner sur les grands enjeux internationaux, singulièrement dans les rapports de puissance. Entreprises stratégiques, question climatique, etc... un abandon en somme de la naïveté du simple laisser-faire ! Le contexte actuel de bouleversement de l’ordre mondial en précipite le désir initial.

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Dans ce bel article, Marie Krpata analyse la multitude des défis que le duo franco-allemand (« amitié, couple, duo... ? ») doit affronter : redéploiement des chaînes de valeur, relations avec le flanc Est, choix du matériel militaire, divergences ou retardement sur les livraisons d’armes à longue portée pour l’Ukraine, architecture européenne de sécurité, « Sud global », position sur l’Indo-pacifique... Il est vrai que l’Allemagne doit reconstruire une culture stratégique et la France son industrie ! De surcroît comment concilier les velléités de souveraineté nationale française, une certaine autonomie stratégique européenne (dans l’Otan ou en dehors ?) et l’atlantisme allemand ?

Nécessité d’un bond institutionnel, « en chassant les vieux démons », et « en jouant de leur complémentarité, la France et l’Allemagne pourraient transformer ces défis en opportunités ». En somme une démarche politique qui ne devrait plus se résumer à la prévalence de ses intérêts... Une fois encore, l’avenir dira si l’UE - une innovation politique inédite construite par la coopération - mais « un objet politique non identifié selon Jacques Delors » peut avancer. L’UE connaît une histoire rythmée par de véritables cycles (phases d’euro-pessimisme et d’euro-optimisme) en se transformant profondément lors des crises. Dans ses mémoires, Jean Monnet écrivait : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».

 

EN EUROPE COMME À L’INTERNATIONAL, UN PARCOURS SEMÉ D’EMBÛCHES POUR LE DUO FRANCO-ALLEMAND

Plusieurs lignes de fracture divisent la France et l’Allemagne, et si elles ne sont pas nouvelles, l’incapacité de les dépasser, à un moment de forte remise en question du duo franco-allemand, fragilise l’Union européenne (UE) dans son ensemble. Avec la guerre en Ukraine, les différences entre la France et l’Allemagne apparaissent de manière encore plus prégnante qu’auparavant, notamment dans des domaines de la défense (système de combat aérien du futur, char du futur, annonce par l’Allemagne de l’achat de 35 avions de chasse américains F-35, Bouclier du ciel européen), de l’énergie (statut du nucléaire, part des énergies renouvelables) ou encore de l’économie (pacte de stabilité et de croissance, conclusion d’accords commerciaux). Amplifiés par la guerre, les défis qui se posent pour l’UE renforcent les attentes par rapport au moteur franco-allemand, qui peine de plus en plus à convaincre. Au sein de l’UE, certains pays d’Europe centrale et orientale et les Baltes ont su s’affirmer et se montrer proactifs dans leur soutien à l’Ukraine, ce qui leur confère un crédit moral plus important, et accroît l’intérêt que leur portent la France et l’Allemagne. En proie à ses blocages internes, l’UE fait à présent également face à l’urgence de l’élargissement et des réformes institutionnelles pour soutenir son efficacité sur le plan décisionnel. Cela est d’autant plus crucial avec la perspective d’un agrandissement de l’Union qui refaçonnerait l’équilibre financier et de gouvernance de l’UE. C’est aussi la volonté affichée des chefs d’Etat et de gouvernement français et allemand de se montrer constructifs dans la définition d’une architecture de sécurité de l’Europe, et d’être force de proposition par rapport au voisinage immédiat de l’UE, qui pourrait être source d’un nouveau dynamisme franco-allemand.

Au-delà de la préoccupation de la France et de l’Allemagne pour la sécurité de son voisinage immédiat – en Europe, et en particulier à l’Est du continent –, les tensions accrues entre la Chine et les Etats-Unis, qui sous-tendent les relations internationales, lui imposent de se positionner plus clairement. Il s’agit de préserver la compétitivité européenne, de renforcer la résilience de ses chaînes de valeur et d’affronter les projets ambitieux qui s’inscrivent dans la double transition numérique et verte.

Mais, alors que la France et l’Allemagne sont de plus en plus contestées dans leur capacité à résoudre les grands défis de l’UE, exacerbés par la guerre en Ukraine et la rivalité sino-américaine, les enjeux vont bien au-delà. Ainsi, la remise en question de l’ordre international est un autre défi primordial à relever pour le duo franco-allemand. Dans ce contexte, le rôle du « Sud global » est un enjeu tout particulier.

 

UN AGENDA POSITIF À CONSTRUIRE AUTOUR DE LA DÉFINITION D’UNE NOUVELLE ARCHITECTURE DE SÉCURITÉ EUROPÉENNE ET UNE AFFIRMATION CROISSANTE DE L’UE DANS SON VOISINAGE

Si la France et l’Allemagne parvenaient à contribuer de manière constructive à la définition d’une architecture de sécurité européenne, elles répondraient par là à une nécessité, toujours remise à plus tard, et qui devient à présent une priorité pour l’Europe. Cette réflexion suppose de dépasser le strict cadre franco-allemand pour une plus grande prise en compte d’autres pays européens.

  • Bâtir une nouvelle architecture de sécurité européenne et s’affirmer dans le voisinage de l’UE

L’architecture de sécurité européenne matérialisée par l’acte final d’Helsinki (1975) et la Charte de Paris (1990), établissant un ordre européen post-Guerre froide s’est érodée au cours des quinze dernières années. Ainsi les Etats participants de l’acte final d’Helsinki se sont-ils engagés à s’abstenir de menaces ou d’un emploi de la force contre l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou l’unité de tout Etat participant. Avec la guerre de haute intensité menée par la Russie contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022, mais même avant cela, avec l’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre dans le Donbass dès 2014, cette architecture est à redéfinir. C’est ce en quoi consiste le premier défi à relever par le duo franco-allemand. Cela suppose, entre autres, un règlement pour l’Ukraine de la question des frontières, du territoire (accès, infrastructures et ressources essentielles), des populations (minorités, rapatriement des personnes déplacées, autonomie régionale, citoyenneté), du contrôle des armements et des mesures de confiance. Pour cela, les marges de manœuvre de la Russie et de l’Ukraine dépendront des évolutions sur le champ de bataille. Les Etats-Unis et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) joueront indéniablement également un rôle primordial. Mais la nécessité d’une Europe qui prenne son destin en main et ne se contente pas de laisser des puissances tierces décider de la sécurité européenne, est aussi évidente. Elle ne peut continuer de rester passive face à une menace permanente russe aux portes de l’UE.

En outre, pour garantir la souveraineté de l’Ukraine la question des garanties de sécurité se pose, tout en ayant à l’esprit que celles établies dans le mémorandum de Budapest de 1994 ne s’étaient pas avérées suffisantes. L’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine est source de divergences entre les alliés qui veulent proposer des perspectives tangibles (Royaume-Uni, pays de l’Est de l’Europe, Pologne notamment, et plus récemment la France) et ceux qui, comme l’Allemagne et les Etats-Unis, sont plus réservés en la matière – notamment au vu du fait que l’intégration d’un pays en guerre peut mener à une escalade, l’OTAN devenant alors cobelligérante par l’application de l’article 5 (assistance mutuelle en cas d’agression).

Le deuxième défi à relever est celui de l’élargissement de l’UE, qui fait l’objet d’un débat ravivé par la guerre en Ukraine avec l’attribution du statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie et les perspectives d’adhésion à la Géorgie lors du conseil européen de juin 2022. Or, les Balkans occidentaux, qui attendent dans l’antichambre de l’UE depuis 20 ans, estiment que le nouveau dynamisme conféré au processus d’élargissement par l’apparition de nouveaux candidats doit également leur bénéficier, et qu’en aucun cas les trois pays d’Europe de l’Est ne doivent être privilégiés par rapport à eux. Ainsi, la Bosnie-Herzégovine a obtenu le statut de candidat en décembre 2022. De même, Emmanuel Macron a créé la « Communauté politique européenne » en mai 2022, un objet politique largement non-identifié à ce stade, mais qui ne doit pas être considéré comme une alternative au processus d’élargissement, sinon comme étant complémentaire et proposant des coopérations sur le plan de la sécurité, de l’énergie et des infrastructures de transport. La France et l’Allemagne ont multiplié les mains tendues aux Balkans occidentaux, comme à travers le discours d’Olaf Scholz à Prague, l’éditorial du chancelier et du président dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung , publié à l’occasion des 60 ans du traité de l’Elysée, ou encore le discours d’Emmanuel Macron à Bratislava.

Or, la question de l’élargissement est bien souvent associée aux réformes institutionnelles de l’UE afin de rendre ces institutions plus efficaces dans une Union qui risque de devenir moins opérationnelle plus le nombre d’Etats membres augmente, notamment en cas de décisions à l’unanimité. C’est le troisième défi à relever pour le duo franco-allemand. Le couplage de la question de l’élargissement à la question des réformes institutionnelles a été évoqué dans le discours d’Emmanuel Macron à Globsec à Bratislava ainsi que dans la Stratégie nationale de sécurité de l’Allemagne publiée en juin 2023. Un groupe franco-allemand d’experts a d’ailleurs été mis en place pour élaborer des propositions quant à la mise en œuvre de réformes institutionnelles. Dans le même temps, afin de gérer les frustrations des divers Etats aspirant à être membres de l’UE, la possibilité d’une adhésion graduelle est évoquée.

  • L’Allemagne et la France doivent chasser leurs vieux démons pour être force de proposition dans le voisinage immédiat de l’UE

Relever ces défis, suppose que la France et l’Allemagne chassent leurs vieux démons. Ainsi, longtemps perçus comme ayant apporté un soutien trop hésitant à l’Ukraine, ils doivent regagner la confiance et la légitimité aux yeux des pays d’Europe centrale et orientale dont le crédit politique a, à l’inverse, augmenté dans le même temps. Si Emmanuel Macron a longtemps pensé que la Russie ne doit pas être « humiliée » et a évoqué des « garanties de sécurité pour la Russie », il montre à présent sa détermination dans la défense de l’Ukraine jusqu’à la victoire, comme il l’a assuré à Volodymyr Zelensky en visite à l’Elysée en février 2023. Il estimait alors que « la Russie ne peut ni ne doit l’emporter ». Mais le président français invite également au réalisme :« aucun d’entre nous ne changera la géographie de la Russie, elle sera toujours sur le sol européen ». Afin de convaincre, la France doit dépasser sa crainte d’être marginalisée au sein de l’Europe. Elle doit se montrer prête à engager un dialogue constructif avec les pays de l’Est de l’Europe qui s’affirment de plus en plus, leur montrer qu’elle les prend au sérieux en tenant compte de leurs spécificités, de leurs intérêts et de leur perception de menace. Car la sécurité de l’UE commence d’abord dans son voisinage immédiat.

L’Allemagne, elle, se voit comme « un pays au milieu du continent, qui fera tout pour rapprocher l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud en Europe », comme l’évoque Olaf Scholz dans son discours de Prague en août 2022. Mais ses tergiversations sur la livraison d’armements à l’Ukraine n’ont pas rassuré ses principaux partenaires sur sa capacité de prendre des décisions. La « Zeitenwende » (changement d’époque) énoncée par Olaf Scholz lors de son discours devant le Bundestag le 27 février 2022, trois jours après le déclenchement de la guerre de haute intensité de la Russie contre l’Ukraine, se voulait être le signe d’une prise de conscience de l’Allemagne quant à ses responsabilités sur le plan de la sécurité et de la défense, un domaine dans lequel elle a sous-investi au cours des 25 dernières années. L’allocation de 2% du PIB à la défense et la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr, sont la traduction de ce discours dans les faits. Se pose en revanche la question de l’emploi de ces nouveaux moyens. Seront-ils susceptibles de participer à l’émergence d’une « défense européenne » ? Comment l’UE entend-elle se positionner par rapport aux États-Unis sur le plan de la défense, et notamment dans le cadre de l’OTAN ? Pour l’Allemagne, dépasser ses inhibitions pour devenir un acteur crédible en matière de sécurité et de défense est donc un enjeu crucial.

Si le duo franco-allemand est mis à l’épreuve par le retour de la guerre de haute intensité sur le continent européen et ce qu’elle implique en termes de défis sécuritaires, militaires, énergétiques et économiques, il pourrait s’affirmer à travers des propositions constructives pour une nouvelle architecture de sécurité européenne tout en intégrant le voisinage immédiat de l’UE dans sa réflexion. Aucune alternative fédératrice au moteur franco-allemand ne semble s’imposer au sein de l’UE pour l’heure. La Pologne à elle seule ne suffira pas. Les relations polono-allemandes sont particulièrement tendues, notamment en raison de la question des réparations de guerre. Et des pays comme la Hongrie et la Pologne, qui défendaient les mêmes points de vue dans le passé, sont totalement opposés en ce qui concerne les relations avec la Russie.

Au-delà de la guerre en Ukraine, l’Allemagne et la France doivent affronter les conséquences d’une rivalité sino-américaine, de plus en plus tendue, et la remise en question d’un ordre international au sein duquel certains Etats ne se sentent pas suffisamment représentés.

 

AU-DELÀ DE LA GUERRE EN UKRAINE, OÙ VA L’EUROPE FACE À UNE POTENTIELLE ESCALADE DE LA RIVALITÉ SINO-AMÉRICAINE ET UNE REMISE EN QUESTION DE L’ORDRE INTERNATIONAL ?

La rivalité sino-américaine requiert un positionnement clair : la France et l’Allemagne ne peuvent se soustraire à leurs responsabilités ou elles finiront comme une victime collatérale de cette confrontation. C’est aussi envers le « Sud global » que les marges de manœuvre de l’UE se réduisent peu à peu.

  • La fin d’un cheminement sur la crête entre Etats-Unis et Chine : l’UE doit prendre position

Un accroissement des tensions entre les Etats-Unis et la Chine était déjà déploré sous la présidence de Donald Trump. Cette tension se maintient sous Joe Biden (contrôles aux exportations et restrictions d’accès au marché) et laisse craindre que les motivations des mesures américaines contre la Chine dépassent les raisons purement sécuritaires, au profit de raisons de compétition économique, visant à réduire la vitesse de la maîtrise technologique chinoise de certains biens et technologies stratégiques. Ainsi, les Etats-Unis ont conclu un accord avec le Japon et les Pays-Bas pour qu’ils s’alignent sur le contrôle aux exportations de certains semiconducteurs ciblant la Chine. Mais la Chine dispose également de leviers. La décision de la Chine en juillet 2023 d’introduire des contrôles aux exportations pour le gallium et le germanium est un coup de semonce : d’autres contrôles aux exportations sur des métaux, où les sources de substitutions sont plus limitées, pourraient suivre. L’UE craint une fragmentation du monde : en mars 2023 – peu avant son déplacement en Chine, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, défendait le « derisking », et non le « decoupling », mettant l’accent sur le fait que l’UE ne cherche pas à se couper de la Chine mais à réduire une sur-dépendance.

Les relations entre l’UE et la Chine se sont également tendues au cours des dernières années (établissement du format 17+1, prise de conscience par l’UE des dépendances à l’égard de la Chine, diplomatie du « loup guerrier », mesures de coercition, sanctions, débat autour de la 5G). Les relations entre les Etats-Unis et l’UE se sont quant à elles améliorées depuis la présidence de Donald Trump. Or, plus les États-Unis assureront la direction du camp occidental dans la guerre en Ukraine garantissant par-là la sécurité européenne, plus ils exerceront une pression sur l’UE pour qu’elle clarifie sa relation avec la Chine, qui aggrave son cas en raison de sa proximité avec la Russie.

Or c’est précisément là où le bât blesse. L’Allemagne est le « maillon faible » par rapport à la Chine car elle semble vouloir ménager son principal partenaire commercial. Olaf Scholz avait notamment été critiqué pour son voyage en Chine en novembre 2022. Certains lui reprochaient de poursuivre un « business as usual » avec la Chine, dans la continuité de la politique d’Angela Merkel, alors que le précédent russe invite à davantage de prudence dans les relations avec les régimes autoritaires. D’autres lui reprochaient de ne pas avoir attendu la publication de la « Stratégie Chine » alors en train d’être élaborée par le gouvernement allemand. La tenue de consultations intergouvernementales entre la Chine et l’Allemagne en juin 2023, témoignant de l’exclusivité de la relation sino-allemande, alourdit la charge.

La publication de la « Stratégie Chine » de l’Allemagne en juillet 2023 a clarifié l’objectif de réduction des dépendances de l’économie allemande par rapport à la Chine. Cette stratégie définit la Chine comme « partenaire », « concurrent » et « rival systémique » tout en mettant l’accent sur les deux derniers qualificatifs. Les moyens d’action identifiés concernent notamment le plafonnement des aides aux investissements d’entreprises allemandes à l’étranger, l’interdiction de telles aides pour non-respect des droits de l’homme ou encore le renforcement de la protection d’infrastructures critiques. La stratégie n’a cependant pas dissipé la perception de divergences sur la Chine au sein de la coalition, car si la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, n’évite pas les sujets qui fâchent, le chancelier se veut plus pragmatique. La décision du chancelier allemand de donner son feu vert à la participation de l’armateur chinois Cosco dans le port de Hambourg fin 2022, malgré les mises en garde de six ministères, des services de renseignement et de la Commission européenne, en témoigne.

Si les yeux sont particulièrement rivés sur l’Allemagne lorsqu’il s’agit de prendre le pouls des relations sino-européennes, le dernier voyage d’Emmanuel Macron en Chine en avril 2023 et son interview au retour de Pékin ne sont pas restés inaperçus. L’impression d’ambiguïté de la France sur son positionnement quant au maintien du statu quo à Taïwan ainsi que la distanciation par rapport aux Etats-Unis, soutien décisif en Ukraine, ont donné lieu à de nombreuses critiques, auquel le chef de l’Etat français a tenté de répondre dans un entretien avec Fareed Zakaria sur CNN en juin 2023, précisant que la France était en faveur du statu quo à Taïwan, qu’elle n’était aucunement équidistante, et que les Etats-Unis et l’UE partagent les mêmes valeurs. Le discours à Globsec d’Emmanuel Macron a clarifié la position de la France par rapport aux Etats-Unis quant à leur soutien à l’Ukraine, le président français déclarant : « Soyons reconnaissants et remercions les États-Unis d’Amérique. »

La France et l’Allemagne continuent cependant à diverger sur les Etats-Unis. Si la France se positionne comme une fervente défenseure d’une « autonomie stratégique » par rapport aux Etats-Unis, l’Allemagne s’est grandement reposée sur les Etats-Unis dans le passé, et comme l’affirmait le chancelier allemand Olaf Scholz dans son discours au Parlement européen à Strasbourg le 9 mai 2023, « les États-Unis restent l’allié le plus important de l’Europe ». Sur les sujets économiques, la France est également motrice pour impulser une politique industrielle et défendre la compétitivité de l’UE en réponse à l’Inflation Reduction Act américain et plus largement à une politique économique américaine marquée par le repli sur soi et les subventions. Tandis qu’Emmanuel Macron milite pour que l’UE mette en place ses propres règles de préférence européenne, d’autres Etats membres, dont l’Allemagne, se montrent plus sceptiques sur l’application de mesures protectionnistes et craignent une course aux subventions.

Ni la France ni l’Allemagne ne peuvent rester passives face à la rivalité sino-américaine, exacerbée par la guerre en Ukraine et dont les conséquences sur la compétitivité de l’UE deviennent de plus en plus tangibles. A cela s’ajoute le défi posé par les pays du « Sud global ».

  • La France et l’Allemagne face à un ordre international ébranlé

L’UE ne peut considérer les Etats du « Sud global » comme acquis. A côté de la Chine et de l’Inde, 32 autres pays, principalement d’Afrique et d’Asie, se sont abstenus lors d’une résolution de l’Organisation des Nations unies (ONU) en octobre 2022 qui a vu 143 pays déclarer l’annexion russe de plusieurs régions ukrainiennes comme illégale. Un grand nombre de pays d’Afrique et d’Amérique latine considère que cette guerre est « européenne » avant tout. Plusieurs pays en développement se sont abstenus ou ont voté contre des projets de résolution en faveur de Kiev à l’ONU. D’autres ont été réticents à imposer des sanctions contre la Russie. Les responsables de l’UE admettent qu’ils ont du mal à défier la rhétorique russe et chinoise dans les pays en développement, qui décrit l’invasion de l’Ukraine comme un acte d’autodéfense de la part de la Russie. Face au constat d’une influence déclinante de l’Occident sur les pays du « Sud global », a débuté une offensive de charme à leur égard.

Les Etats du « Sud global » jugent le moment opportun pour faire monter les enchères entre les Etats-Unis et la Chine et pour adapter l’ordre international établi à l’issue de la Deuxième guerre mondiale à la réalité d’aujourd’hui. Des formats comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ou le G20, où certains pays du « Sud global » sont représentés, pourraient accroître leur importance dans ce contexte.

La remise en question de l’ordre international existant, avec la guerre en Ukraine, fait émerger des puissances moyennes qui font le balancier entre Etats-Unis et Chine et que la France et l’Allemagne courtisent pour des raisons stratégiques. L’UE se réduit aujourd’hui à 5% de la population mondiale et de nouveaux « poids lourds » économiques, démographiques et politiques émergent. « A juste titre, ils n’accepteront pas un ordre mondial bi- ou tripolaire », déclare Olaf Scholz devant le Parlement européen le 9 mai 2023. Pour ressouder des liens parfois distendus et s’attirer les faveurs de ces pays, les voyages, sommets et conférences se sont multipliés ces derniers mois : voyages du président allemand, du chancelier, de plusieurs ministres et de la présidente de la Commission européenne au Brésil ; voyage du président français en Afrique de l’Ouest en mars 2023 ; accueil d’un sommet pour un nouveau pacte financier à Paris en juin 2023 ; accueil du chef de l’Etat indien aux Etats-Unis en juin 2023, puis en France à l’occasion de la fête nationale française le 14 juillet 2023 ; sommet entre l’UE et la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC) à Bruxelles en juillet 2023…

Comme l’évoquait le chancelier allemand Olaf Scholz dans sa contribution à Foreign Affairs en janvier/février 2023 : « L’Europe a des responsabilités mondiales parce que le bien-être de l’Europe est indissociable du bien-être du reste du monde ». L’instrumentalisation des livraisons de produits agricoles et d’engrais par la Russie et ses répercussions (prix des céréales, pénuries) le montre de manière édifiante. Les défis mondiaux comme l’endettement, la pauvreté, la sécurité alimentaire, l’augmentation des prix de l’énergie, l’inflation, ou encore la rupture d’approvisionnement en énergie, qui s’accentuent avec la guerre en Ukraine et touchent particulièrement les pays du Sud, ne peuvent donc être ignorés par l’Occident.

Dans un contexte du risque de délitement du multilatéralisme, l’Allemagne considère crucial de renforcer les liens économiques avec le « Sud global », notamment par le biais d’accords commerciaux. A défaut, d’autres dicteront les règles à l’avenir – avec des normes environnementales et sociales plus faibles, comme le craint le chancelier. C’est pourquoi l’accord UE-Mercosur est considéré comme une possibilité de resserrer les liens entre l’UE et des puissances régionales sur le continent américain, comme le Brésil et l’Argentine, dont le principal partenaire commercial est d’ores et déjà la Chine. Or, la France est réticente et manifeste ses inquiétudes quant à la déforestation et à la protection du climat et de la biodiversité, mais aussi quant à la concurrence déloyale qu’auraient à affronter les agriculteurs français. Face au précédent de la crise sanitaire et aux conséquences de la guerre en Ukraine qui ont mis en évidence la dépendance de l’UE à d’autres pays dans des secteurs stratégiques, l’Allemagne cherche des alternatives en termes de source d’approvisionnement et de marchés d’exportation – notamment par rapport à la Chine –, et justifie par là son souhait d’accélérer la conclusion de l’accord UE-Mercosur, pour laquelle elle juge le contexte géopolitique favorable. La France, elle, tire d’autres conclusions en défendant avant tout la souveraineté agricole et alimentaire. En parallèle, les pays du Mercosur posent également leurs conditions : ils refusent d’être traités comme des simples fournisseurs de matières premières, mais exigent qu’une plus grande part de la valeur ajoutée soit produite sur leur territoire.

A la rivalité sino-américaine s’ajoute le défi des pays du « Sud global » qui font le balancier entre Etats-Unis et Chine. La France et l’Allemagne espèrent parvenir à les rallier à leur camp, et ce faisant, renforcer le multilatéralisme, fragilisé par une fragmentation croissante de l’économie mondiale. S’il y a convergence sur le constat entre la France et l’Allemagne, les actions qui en découlent diffèrent, au niveau de la politique commerciale par exemple. Mais des complémentarités franco-allemandes seraient possibles en matière de coopération avec les pays du « Sud global » sur le plan des infrastructures, notamment dans le cadre du Global Gateway ou d’initiatives du G7.

Un monde éclaté

Au-delà des sujets de discorde franco-allemande qui sont bien connus, la guerre en Ukraine, la rivalité sino-américaine et l’affirmation du « Sud global » mettent la France et l’Allemagne dans une posture où ils vont devoir faire des choix affirmés et proposer des offres convaincantes. Or, si le constat des défis à relever à l’échelle internationale est partagé des deux côtés du Rhin, les conclusions de la France et de l’Allemagne diffèrent bien souvent. A présent les deux pays doivent dépasser les clivages idéologiques et les rivalités potentielles, et se montrer pragmatiques au regard des enjeux qui s’ouvrent à eux. Une certaine humilité s’impose, à la fois dans les relations avec l’Europe centrale et de l’Est mais aussi avec le « Sud global ». Les marges de manœuvre de l’UE se réduisent peu à peu, et une démarche plus inclusive ne peut être que plus souhaitable.

Dans le même temps, à l’heure où l’architecture de sécurité européenne est à redéfinir et que le multilatéralisme doit être sauvé, il s’agit de rester ferme sur les principes qui les sous-tendent. Cela suppose de défendre avec conviction ce qu’a apporté la coopération internationale tout en étant conscient de ses faiblesses et des vulnérabilités, que la mondialisation a également mises en évidence, et qui fragilisent aussi la cohésion sociale, y compris en France et en Allemagne.

Il s‘agit cependant là aussi d’être attentif aux pays se sentant insuffisamment représentés et écoutés, faute de quoi les institutions internationales existantes, qui nécessitent d’être adaptées aux enjeux actuels et aux défis futurs, risquent de sombrer dans l’obsolescence plus rapidement qu’on ne peut le craindre. En jouant de leur complémentarité, la France et l’Allemagne pourraient transformer ces défis en opportunités.

 

Marie Krpata est chercheuse au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Institut français des relations internationales (Ifri), où elle travaille en particulier sur l’Union européenne et les relations étrangères de la France et de l’Allemagne.

 

>> Lire l’article sur GeopoWeb : « En Europe comme à l'International, un parcours semé d'embûches pour le duo franco-allemand »

 

 

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Marie KRPATA

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La Pariser Platz (place de Paris), du côté est de la porte de Brandebourg à Berlin, Allemagne
Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa)
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Le Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) a été créé en 1954 par un accord intergouvernemental entre la République fédérale d’Allemagne et la France, afin de mieux faire connaître l'Allemagne en France et analyser les relations franco-allemandes y compris dans leurs dimensions européennes et internationales. Dans ses conférences et séminaires, qui réunissent experts, responsables politiques, hauts décideurs et représentants de la société civile des deux pays, le Cerfa développe le débat franco-allemand et suscite les propositions politiques. Il publie régulièrement des études à travers deux collections : les « Notes du Cerfa » et les « Visions franco-allemandes ». 

Le Cerfa entretient des relations étroites avec le réseau des fondations et des think tanks allemands. En plus de ses activités de recherche et de débat, le Cerfa promeut l’émergence d’une nouvelle génération franco-allemande à travers des programmes de coopération originaux. C'est ainsi qu'en 2021-2022, le Cerfa a conduit un programme sur le multilatéralisme avec la Fondation Konrad Adenauer de Paris. Ce programme s'adresse à des jeunes professionnels des deux pays intéressés par les enjeux du multilatéralisme dans le contexte de leurs activités. Il a couvert une large gamme de thèmes relatifs au multilatéralisme, tel que le commerce international, la santé, les droits de l’homme et la migration, la non-prolifération et le désarmement. Auparavant, le Cerfa avait participé au dialogue d’avenir franco-allemand, co-piloté de 2007 à 2020 avec la Deutsche Gesellschaft für auswärtige Politik (DGAP) et soutenu par la Fondation Robert Bosch, ou encore le groupe Daniel Vernet (anciennement Groupe de réflexion franco-allemand) qui avait été fondé en 2014 à l’initiative de la Fondation Genshagen.

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