31
mar
2020
Espace Média L'Ifri dans les médias
Paris - June 21 : Vladimir Putin during a work visit at Matignon, june 21, 2011 in Paris, France
Tatiana KASTOUEVA-JEAN, interviewée par Charles Haquet pour L'Express

Coronavirus : comment Poutine profite de la crise pour (tenter de) renforcer son pouvoir

En aidant l'Italie, le président russe réalise une opération de propagande auprès de l'occident et de son propre peuple, selon Tatiana Kastouéva-Jean

Il l'a fait. Lundi 30 mars, le gouvernement russe a appelé toutes les régions du pays à suivre l'exemple de la capitale, Moscou, et à confiner la population. Une nouvelle séquence politique pour le président Vladimir Poutine, qui s'était contenté, la semaine dernière, de déclarer chômée la semaine du 28 mars et d'inciter ses compatriotes à "rester à la maison". Officiellement, la Russie ne recense - à ce jour - que 9 décès et 1836 cas d'infection. Depuis le début de la crise sanitaire, elle s'était - jusqu'à présent - surtout distinguée par l'envoi en Italie d'une quinzaine d'avions géants IIiouchine-76 chargés d'équipements sanitaires. Générosité ou manipulation ? En Europe occidentale, les réactions ont été très contrastées, comme le remarque Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Pour cette spécialiste de la politique russe, cette opération poursuit plusieurs objectifs, tant sur le plan intérieur que géopolitique.
 
Sur les fuselages des avions russes en partance vers Rome étaient écrits ces mots : "De Russie, avec amour". Avec amour, mais aussi avec d'autres intentions... 
 
De toute évidence, ce geste n'est pas complètement désintéressé. Depuis 2014, dans les conditions de confrontation avec l'Occident, la Russie cherche à prouver la solidité de son économie frappée par les sanctions et la supériorité de son modèle politique par rapport aux démocraties libérales, qui seraient vulnérables, inefficaces et n'auraient rien à lui apprendre. L'année dernière, Vladimir Poutine a même déclaré le libéralisme "obsolète" dans l'une de ses interviews. Ces messages s'adressent à la population russe avant tout, mais ils visent aussi à diviser le camp occidental et à alimenter les courants anti-establishment dans les pays européens. Dans ce contexte, tout ce qui permet de montrer que ce modèle occidental n'est pas efficace est du pain béni ! D'où l'intérêt de mettre en scène l'assistance russe : c'est Moscou qui aide les pays d'Europe de l'Ouest, alors que ces derniers ne parviennent pas à endiguer l'épidémie et ne font preuve d'aucune solidarité avec leurs voisins. Le choix de porter assistance à l'Italie n'est d'ailleurs pas anodin.  
Les Russes espèrent probablement qu'en échange de ce pont aérien, Rome les aidera à faire sauter les sanctions économiques, qui sont reconduites tous les six mois, à l'unanimité, par les pays membres de l'UE. Un scénario espéré, d'autant que les deux pays entretiennent de bonnes relations. Souvenons-nous que l'Italie de Berlusconi et de Salvini a toujours prêté une oreille attentive au partenaire russe. Il faut toutefois relativiser la pertinence de cette "aide russe"... 
 
Pourquoi ? 
 
Si l'on en croit l'enquête réalisée par le journal transalpin La Stampa, cette assistance n'était pas du tout adaptée aux besoins des Italiens. Selon ce quotidien, le personnel envoyé en terre italienne comprenait plus de membres du GRU (renseignement militaire russe) que de médecins... 
En réalité, cette opération de propagande était autant destinée à la communauté internationale qu'à la population russe. Poutine en a profité pour montrer à ses concitoyens que les démocraties de l'Ouest n'ont plus rien à apporter aux Russes et qu'il faut cesser de les prendre en exemple. Voilà ainsi ce que Margarita Simonyan, la patronne du groupe de communication RT (Russia Today, NDLR), a publié il y a quelques jours sur les réseaux sociaux russes : "Regardez l'Italie et l'Espagne (...) Il n'y a rien à apprendre d'eux. (...) À Moscou dans les salons, j'entends dire : "Voulez-vous que chez nous, ce soit comme en Chine ?" Désormais, je réponds avec défi : oui, je le veux !"  
 
Comment les Russes accueillent-ils les mesures de confinement ? Que pensent-ils de la façon dont leur président gère la situation ? 
 
La Russie est confrontée à une triple crise. D'abord, sur le plan sanitaire. L'épidémie s'étend sur le pays, mais les autorités ne donnent pas l'impression d'être bien informées de la situation. Du reste, la gestion de la crise actuelle est chaotique. Le 25 mars, Poutine a annoncé une semaine chômée, mais sans imposer fermement le confinement. Les Russes se sont précipités dans les parcs et à la campagne, avant que le maire de Moscou, Sergueï Sobyanine, n'impose des mesures plus strictes. Les Russes manquent terriblement d'informations fiables, ils ne font pas confiance au gouvernement et aux élites, et ils s'abreuvent de théories du complot et de remèdes de grands-mères contre le virus, dont regorgent les réseaux sociaux ! 
Sur le plan politique, ce n'est pas mieux. Les dernières réformes constitutionnelles qui permettent à Vladimir Poutine de briguer deux nouveaux mandats et de rester au pouvoir au moins jusqu'en 2036 ont suscité un fort mécontentement au sein de la population. La manoeuvre est tellement grossière qu'elle a suscité la réprobation jusque dans les cercles proches du pouvoir. Enfin, sur le plan économique, la chute des prix du baril pèse sur le budget de l'État, le pouvoir d'achat s'effondre... Du coup, la grogne monte. Selon le dernier sondage du Centre Levada (30 mars), 62% des Russes souhaitent l'introduction d'une limite d'âge pour le poste de président, alors que la moitié aspire désormais à la rotation du pouvoir et à l'apparition de nouveaux visages sur la scène politique. La présidence Poutine à vie ne semble plus un scénario privilégié par les Russes. 
 
Jusqu'où peut aller la grogne ?  
 
Les conditions de l'épidémie permettent à Vladimir Poutine d'interdire les rassemblements publics et de renforcer le contrôle sur Internet. Le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, vient de le déclarer : "D'ici la fin de cette semaine, nous aurons des systèmes informatiques qui nous permettront d'assurer un contrôle quasi-absolu sur les déplacements des gens." Pour autant, les Russes sont-ils prêts à descendre dans la rue ? C'est peu probable, car ils ont peur du chaos et ne voient pas d'alternative politique à Poutine. Plus de la moitié d'entre eux sont même prêts, selon un récent sondage, à sacrifier leurs droits politiques en période de crise. Entre une grogne sourde et la protestation de masse, le pas est immense. Les Russes ne le franchiront pas. Ils attendent l'aide de l'État russe et ne chercheront pas à l'affaiblir dans les conditions actuelles. 
 
> Retrouver l'interview sur le site de L'Express
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