09
sep
2023
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Balakate/Shutterstock
Tatiana KASTOUEVA-JEAN, interviewée dans Le Figaro

Élections dans les territoires ukrainiens annexés : « Les dés sont truqués avant que le jeu ne commence »

Pour la première fois, les territoires occupés de Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson sont associés aux élections locales qui se déroulent ce week-end en Russie. Une manière pour le Kremlin d’y imposer sa loi, observe la politologue Tatiana Kastoueva-Jean.

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Le week-end du 9 et 10 septembre, des élections locales se déroulent en Russie pour renouveler assemblées régionales et conseils municipaux, ainsi que la mairie de Moscou. Pour la première fois, les territoires ukrainiens annexés à Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson sont associés au scrutin de leur voisin agresseur.

LE FIGARO.- Quels sont les enjeux et la crédibilité de ces scrutins ?

Tatiana KASTOUEVA-JEAN.- Depuis plusieurs années, on peut difficilement parler en Russie d’élections libres et équitables. Même l'observation indépendante des élections n'est plus vraiment possible : en témoigne l'arrestation en août d'une personnalité comme Grigori Melkoniants, co-président de l'association «Golos», estampillée «agent de l'étranger» depuis deux ans. La validation internationale des élections ne compte plus aux yeux des autorités russes, en rupture avec l'Occident. Cependant, le Kremlin a quand même besoin d'organiser les élections pour montrer qu'il y a un «processus politique normal» dans les conditions de l'«opération militaire spéciale» et que les autorités jouissent du soutien total de la population. Ces élections sont les dernières avant les présidentielles de 2024, c'est donc aussi l'occasion de préparer la suite en consolidant les loyautés.

Quels sont les thèmes de campagne qui prédominent en amont du scrutin ?

Contrairement aux intentions exprimées avant les élections, il y a peu d'anciens combattants parmi les candidats aux élections. Par ailleurs, les élections régionales et municipales sont traditionnellement plus centrées sur les sujets économiques et sociaux. La guerre en Ukraine est peu présente dans ces élections, sauf à travers les aides sociales aux combattants et leurs familles dont se targuent différents partis et candidats. Dans les campagnes, l’accent est mis sur la justice sociale, le pouvoir d'achat, les projets locaux plutôt que sur les grands enjeux politiques ou géopolitiques.

Cela répond aux préoccupations des Russes : selon le dernier sondage du Centre Levada, la hausse des prix en inquiète plus de la moitié, alors que la restriction des droits civiques et des libertés démocratiques vient en dernière position, citée par 3 % des sondés. Seule exception, le parti libéral Yabloko, autorisé à participer, se positionne en faveur de la paix, mais ils n'ont que très peu de candidats dans quelques grandes villes, qui subissent des pressions et des intimidations comme a déclaré récemment Grigori Yavlinsky, le leader du parti.

C'est la première fois que les territoires occupés de quatre régions ukrainiennes (Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson), où la guerre fait rage, participeront à une élection avec la Russie. Quelles en seront les conséquences pour elles ?

Les élections ont lieu dans les quatre régions ukrainiennes que la Russie a illégalement annexées l'année dernière, dont elle ne contrôle toujours pas la totalité du territoire et où elle a proclamé la loi martiale. Aucune condition légale n'est donc remplie pour y organiser les élections, y compris du point de vue de la législation russe, sans parler du fait qu'une grande partie de la population a fui ces territoires en guerre. Évidemment, ces élections ne seront pas reconnues internationalement (sauf probablement, par la Biélorussie ou la Syrie). Mais le Kremlin s'empresse à y imposer sa loi pour des raisons à la fois symboliques et politiques (marquer l'appartenance à la Russie, affirmer le caractère irréversible des annexions) et pratiques (russifier sur tous les plans, avoir des cadres sur qui le centre fédéral peut s'appuyer pour mener ses politiques). C'est la politique du fait accompli.

Dans les territoires annexés, mais aussi en Russie, faut-il s'attendre à des fraudes massives et à une manipulation des résultats ? Et à une participation en berne ?

Les falsifications le jour des élections ne sont qu'une partie visible de l'iceberg. Les dés sont truqués avant que le jeu ne commence : un ensemble de mécanismes est rodé depuis des années pour éliminer toute concurrence politique, écarter les candidats indésirables en amont et obtenir le résultat nécessaire en rendant la fraude grossière le jour J moins indispensable. Même si les exécutants dans les bureaux de vote y recourent par excès de zèle et par crainte de se faire sanctionner s'ils n'affichent pas les objectifs fixés. Quant aux taux de participation, les autorités cherchent à l'augmenter parmi l'électorat loyal et baisser celui des populations potentiellement plus contestataires. Voilà pourquoi les campagnes sont souvent ternes, mais les fonctionnaires et employés des compagnies publiques, dépendant de l'État, sont mobilisés pour voter.

L'opposant Navalny a appelé la population russe à voter pour «n'importe quel candidat » à l'exception de ceux du pouvoir. Peut-on imaginer un mouvement de contestation par les urnes ?

L'opposition a très peu d'options pour agir. Appeler à boycotter ? Si l'électorat protestataire votait avec ses pieds, cela ferait le jeu des autorités et ferait perdre toute habitude d'une action politique. Depuis plusieurs années, les équipes de Navalny ont mis en place le système de «vote intelligent», en demandant de voter pour tout autre candidat que celui du parti au pouvoir, parfois en suggérant des noms concrets. D'autres opposants proposent d'abîmer le bulletin de vote en cochant, par exemple, deux cases. Les troisièmes appellent à éviter le vote électronique, facile à falsifier comme on a vu à Moscou en septembre 2021. Ces stratégies ne changeront rien aux résultats du vote, si ce n'est de marquer le désaccord par une petite action politique contestataire.

 

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