28
avr
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Julien NOCETTI, interviewé par Le Monde

« La guerre en Ukraine renforce la fragmentation du Web »

Dans un entretien au « Monde », le chercheur Julien Nocetti, spécialiste du cyberespace, explique comment comment le conflit intensifie les efforts des Etats-Unis pour ramener l’Europe dans leur sphère d’influence.

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La guerre en Ukraine va accélérer un peu plus encore le rapprochement technologique entre la Chine et la Russie, ainsi que la régionalisation et la séparation technologiques de la planète, explique Julien Nocetti, enseignant-chercheur à l’Académie militaire de Saint-Cyr et chercheur à l’Institut français des relations internationales. En parallèle, selon ce spécialiste du cyberespace, le conflit en cours avec la Russie renforce les efforts des Etats-Unis pour ramener l’Europe dans leur sphère d’influence.

Quel rôle joue la technologie dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine ?

Le numérique n’est certes pas le cœur de la guerre, qui se mène davantage avec de l’artillerie et de l’aviation qu’au moyen de lignes de code. Les cyberattaques, domaine dans lequel la Russie est réputée, ont été peu utilisées jusqu’à présent, peut-être par peur d’une escalade. Mais il y a, dans la guerre en Ukraine, une dimension technologique qu’on n’avait pas trouvée de façon aussi flagrante dans les précédentes crises, comme la guerre en Syrie ou en Ukraine en 2014. Celle-ci passe notamment par l’embargo de livraison de semi-conducteurs à la Russie.

Surtout, on a vu les Big Tech [Facebook, Google, Apple, Amazon…] prendre position. En se retirant du marché russe ou en mettant à disposition des outils de détection descyberattaques, ces acteurs « militarisent » les interdépendances technologiques. Le patron de SpaceX, Elon Musk, après avoir été interpellé par le gouvernement ukrainien, lui a livré ses systèmes de réception du Web par satellites Starlink en cinquante-six heures, un tour de force face à l’inertie des Etats. En matière d’évolution de la puissance, c’est symbolique.

La suspension par Moscou de Facebook ou d’Instagram n’achève-t-elle pas la fermeture du Web russe ?

Si, et la population russe est la première touchée par cette guerre informationnelle. Les prémices de cette politique de contrôle du numérique étaient déjà palpables depuis les années 2010-2012 : à l’époque, les grands chantiers de « souverainisation » du Web ont été lancés par Moscou [ils ont notamment fait émerger le moteur de recherche et le réseau social nationaux Yandex et VKontakte].

Le Kremlin vise clairement une étanchéité numérique. Celle-ci s’est construite par petites touches, au gré des événements internationaux et des protestations internes. L’affaire Navalny a joué un rôle de catalyseur, car cet opposant empoisonné en 2020 avait construit une partie de son influence grâce à un usage étudié des réseaux sociaux. Aujourd’hui, la volonté de Moscou rappelle l’approche chinoise : il ne s’agit plus seulement de contrôler les contenus, mais aussi de maîtriser tous les services numériques (moteurs de recherche, réseaux sociaux, plates-formes de vidéo…) et l’ossature du cyberespace russe – protocoles techniques, routeurs, etc. Cette ambition figure dans la loi russe depuis l’hiver 2019.

À cet égard, la guerre en Ukraine va-t-elle rapprocher la Russie de la Chine ?

En marge de l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, soit juste avant l’invasion de l’Ukraine par Moscou [le 24 février], une longue déclaration sino-russe mettait déjà l’accent sur un renforcement à venir du partenariat technologique bilatéral, de l’e-commerce à l’hébergement dans le cloud, en passant par l’intelligence artificielle. Une façon aussi d’œuvrer à la désoccidentalisation du champ technologique.

En pratique, la Russie a choisi d’étreindre encore davantage la puissance technologique chinoise, avec des dépendances multiples dans les infrastructures. Dans les équipements télécoms (dont la 5G) et les smartphones, Huawei reste l’acteur numéro un en Russie. La dépendance devient aussi financière : des fonds d’investissement chinois prennent pied en Russie, avec la volonté, notamment à Moscou, de créer des écosystèmes dans des domaines tels que l’intelligence artificielle et les algorithmes.

C’est un sujet sensible en Russie, où certains s’alarment d’une captation des cerveaux. Le conflit en Ukraine renforce ce débat : depuis le début de l’invasion, de 50 000 à 70 000 programmeurs et développeurs auraient quitté la Russie pour aller à l’étranger, notamment en Israël.

Sur le fond, la Russie se rapproche aussi d’une autre facette du modèle numérique chinois : les outils de surveillance de masse. Il y a un décalage flagrant entre le Moscou de 2012 et celui de 2022, truffé de caméras dans l’espace public.

Assiste-t-on à une balkanisation, à une séparation du monde technologique en régions distinctes ?

Un processus de fragmentation de l’espace numérique est en cours : la première étape a eu lieu pendant les tensions sino-américaines, en 2019-2020 – on parlait alors de découplage entre des écosystèmes américain et chinois pourtant interdépendants. Ces tensions ont abouti à la mise au ban, par les Etats-Unis de [l’ancien président] Donald Trump, de l’équipementier télécoms Huawei. La deuxième étape remonte aux premiers mois de la pandémie [de Covid-19]. Celle-ci a mis en lumière la criticité des chaînes d’approvisionnement technologiques, avec des risques de scission et de rupture, notamment dans les semi-conducteurs.

Aujourd’hui, l’invasion de l’Ukraine renforce à son tour cette logique de régionalisation. A l’initiative de la Russie, qui a interdit les plates-formes occidentales sur son territoire et a lancé ses alternatives à Google Play et à Instagram, par exemple, mais aussi parfois à l’initiative d’entités occidentales : on a vu, parmi les acteurs privés, le navigateur Firefox exclure le russe Yandex de ses choix de moteur de recherche. Au début de l’invasion russe, des personnalités ukrainiennes et occidentales ont aussi proposé – en vain – d’obtenir le retrait ou le blocage des adresses Internet attribuées à la Russie.

Cette fragmentation du Web est-elle dangereuse pour la démocratie, comme l’a suggéré le responsable des affaires publiques de Meta, Nick Clegg ?

Il est cocasse qu’un risque pour la démocratie soit évoqué par la maison mère de Facebook, pourtant qualifié par le gouvernement britannique de « gangster numérique »…

Ces quinze dernières années, le concept de balkanisation a été utilisé à tout propos, de la censure en ligne aux différents régimes de respect de la vie privée, jusqu’au système de noms de domaine ou à la neutralité du Net, prêtant ainsi à confusion. Il est surtout invoqué par les Etats-Unis pour critiquer toute remise en question de son leadership numérique. Cette logique explique aussi les critiques de Washington vis-à-vis des ambitions de l’Europe en matière de souveraineté numérique : les Européens ont été accusés d’être protectionnistes, d’empêcher l’innovation, voire de faire le jeu d’Etats autoritaires comme la Chine…

Les efforts européens en matière de souveraineté technologique dans les semi-conducteurs, l’hébergement dans le cloud, les batteries ou le spatial peuvent-ils réussir ?

Ces initiatives, certes tardives, sont louables, car le numérique est un facteur de puissance devenu incontournable. En Europe, la conscience d’une dépendance très forte envers les écosystèmes américain et désormais chinois s’est raffermie. D’où l’idée d’une potentielle « troisième voie », évoquée au niveau communautaire, mais encore plus à Paris : Emmanuel Macron a ainsi appelé l’Europe à se tenir à équidistance entre le modèle californien ultra-libéral – voire libertaire –, fondé sur l’exploitation illimitée des données personnelles, et le modèle technologique autoritaire chinois.

Cette voie intermédiaire aux contours insuffisamment précis met surtout l’accent sur ladéfense de valeurs européennes. Selon cette idée, l’Europe devrait proposer une autre voie fondée sur le respect des libertés fondamentales et le primat de l’éthique. Le droit en est l’épine dorsale. Grâce au règlement général sur la protection des données, puis au Digital Services Act [règlement sur les services numériques], les Européens ont pu se positionner sur la carte géopolitique du numérique.

Mais, face au renforcement de la concurrence et aux logiques prédatrices sino-américaines, peut-on fonder la politique technologique européenne sur les seules valeurs ? La souveraineté numérique ne signifie certes pas vouloir tout organiser : ce serait aujourd’hui illusoire de vouloir se débarrasser de toutes nos dépendances numériques, car notre monde reste interdépendant. Mais il s’agit d’être en capacité de les maîtriser, de les équilibrer, afin d’en éviter les externalités négatives.

Le contexte actuel va-t-il forcer l’Europe à se rapprocher des Etats-Unis, à l’image de l’accord transatlantique de transfert des données ?

Oui. Cet accord, annoncé le 25 mars, lors de la visite de Joe Biden à Bruxelles, s’est fait de façon discrète et sans débat public. C’est très regrettable. Le transfert transatlantique des données personnelles est pourtant, depuis une décennie, un des principaux points de contentieux entre l’Union européenne [UE] et les Etats-Unis. Cette tendance au rapprochement s’est dessinée depuis l’acmé des tensions entre la Chine et les Etats-Unis, vers 2019, sous l’effet, notamment, des efforts diplomatiques des Américains pour essayer de ramener l’Europe dans leur giron. Et le rapprochement devrait se renforcer.

La stratégie américaine, sous Donald Trump, avait été brutale et parfois fondée sur du chantage au partage de renseignements ou sur des menaces de rétorsions commerciales. Elle a échoué. Mais, sous Joe Biden, elle est en passe de réussir, à la faveur de crises : il y a un glissement manifeste de l’UE, même si Bruxelles maintient ses enquêtes sur les pratiques abusives d’entreprises comme Amazon ou Apple…

L’importance prise par les géants du numérique américains dans l’affrontement avec la Russie ou avec la Chine peut-elle dissuader les régulateurs, à Washington ou à Bruxelles, de les encadrer, voire de les démanteler ?

C’est une des finalités recherchées par ces acteurs globaux. En 2011, au moment des « printemps arabes », les Big Tech étaient portées au pinacle comme des facilitateurs et des acteurs de la transformation politique. A l’inverse, le scandale de l’utilisation de données par le prestatataire de la campagne de Donald Trump Cambridge Analytica a, en 2018, jeté une lumière crue sur les pratiques néfastes d’entreprises comme Facebook.

Aujourd’hui, les géants du numérique ont pour objectif de montrer qu’ils font partie de la solution, et non pas du problème. D’où, pendant la guerre en Ukraine, leur attitude conciliante et leur alignement avec les lignes diplomatiques de Washington et de Bruxelles. Déjà, en 2020, Mark Zuckerberg avait sous-entendu, devant le Congrès américain, que réguler Facebook favoriserait la Chine. Ce type de discours et cette tendance vont certainement se renforcer. Les Google, Apple, Facebook et Apple [GAFA] comprennent bien les rapports de puissance. L’invasion de l’Ukraine confirme leur statut d’acteurs géopolitiques.

La concurrence technologique alimente-t-elle une logique « bloc contre bloc », qui peut favoriser des conflits ?

La technologie n’est pas le facteur déterminant des conflits, mais c’est une brique supplémentaire qui peut envenimer la situation. A la faveur de la guerre, on a pris conscience que certains métaux rares comme le néon et le palladium sont extraits d’Ukraine et de Russie. On en dépend pour les puces électroniques, dans l’industrie automobile, la santé, etc. Cela fait partie des leviers sur lesquels pourrait jouer la Russie. La tendance générale, aujourd’hui, est d’instrumentaliser, voire de militariser les dépendances.

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