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« L’opposition russe en exil n’a pas un leader incontestable »

Interventions médiatiques |

interviewée par 

  Marc Semo
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Les critiques du système Poutine réfugiés à l’étranger essaient tant bien que mal de s’unir autour d’une base commune et de garder des liens avec ceux restés au pays, analyse dans un entretien au « Monde » Tatiana Kastouéva-Jean, de l’Ifri.

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Sous la houlette de Vladimir Poutine, la Russie resserre chaque jour davantage son emprise sur les forces d’opposition dans le pays. En conséquence, les départs de détracteurs du pouvoir se multiplient. Le point sur la situation avec Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-Eurasie à l’Institut français des relations internationales et autrice de La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, 2020).

Qu’est-ce que l’opposition russe en exil, aujourd’hui ? Quels en sont les centres névralgiques ? Et quelles sont ses principales figures ?

Il faut commencer par préciser ce qu’on entend par l’opposition russe. Certains de ses membres se qualifient eux-mêmes de dissidents plutôt que d’opposants. Ces critiques du système Poutine sont poursuivis et leur chance d’arriver un jour au pouvoir est entravée. Les « têtes d’affiche » comme Mikhaïl Khodorkovski, Garry Kasparov, l’équipe du fonds anticorruption FBK d’Alexeï Navalny, les anciens députés Guennadi et Dmitri Goudkov, se sont exilés bien avant la guerre.

Le premier finance de nombreux projets et jouit, de ce fait, d’une autorité particulière, alors que FBK estime être le plus influent et légitime. Depuis le 24 février 2022, ces émigrés ont vu arriver en exil des défenseurs des droits humains, des journalistes, des blogueurs, des avocats, des chercheurs, des artistes, tous ceux dont le libre exercice du métier est devenu impossible. Ensuite, la mobilisation partielle de septembre 2022 a fait fuir à l’étranger des jeunes hommes qui ne s’identifient pas forcément à l’opposition.

Dans ce patchwork des exilés russes, certains s’organisent pour continuer à travailler ensemble en dépit de l’éparpillement à travers le monde. C’est le cas pour certaines rédactions de médias qui existent aujourd’hui essentiellement sur Internet. Plusieurs capitales européennes, comme Vilnius et Riga, hébergent un nombre important d’opposants russes. Ce mouvement a commencé avant la guerre. D’autres, comme Tbilissi ou Erevan, ont surtout accueilli des Russes depuis l’annonce de la mobilisation partielle.

Les échanges à travers les réseaux sociaux sont constants, mais n’empêchent pas les contacts personnels à l’occasion, par exemple, de plusieurs grandes rencontres de l’opposition organisées à Vilnius, Berlin, Bruxelles. Membres de l’association Memorial, interdite en Russie, artistes, mouvements féministes… les oppositions à Poutine sont multiples et actives, même si l’on doute de leur capacité réelle à provoquer des changements en Russie.

Partir ou rester et mener le combat en interne… quels sont les critères du choix ? Pourquoi Alexeï Navalny ou Ilia Iachine décident-ils de rester sachant que cela signifie la prison ?

C’est un choix guidé par des considérations à la fois politiques et personnelles. Un opposant politique très connu, qui a émigré, m’a confié qu’il admirait l’acte de sacrifice de Navalny et de Iachine, mais ne se voyait absolument pas croupir en prison en Russie pendant des années. Il espérait être, un jour, plus utile à son pays vivant et en bonne santé physique et mentale. Comme lui, beaucoup disent vouloir revenir en Russie dès que possible. Le choix de Navalny et de Iachine a dû être guidé par leur conviction que quitter le pays signifie la perte de légitimité pour représenter les intérêts des Russes et in fine la mort politique. Ils ont décidé de donner un exemple de résistance au système Poutine, mais leur pari est risqué : un sondage du centre Levada montre que, si, en février 2022, 14 % des Russes ne connaissaient pas le nom de Navalny, ils sont 23 % un an plus tard.

Historiquement, notamment après la révolution de 1917 ou dans les années 1970-1980, avec le soutien aux dissidents, l’opposition en exil a-t-elle été un véritable acteur politique ?

Vladimir Lénine est revenu clandestinement d’exil en Russie pour organiser la révolution d’Octobre et prendre le pouvoir en 1917. Mais c’est une exception dans l’histoire russe. Les dissidents russes à l’étranger ont lancé des débats publics, maintenu les problèmes des Russes à l’agenda occidental, créé des revues, publié des œuvres interdites en URSS (grâce au système clandestin de samizdat). Tout un pan de la pensée politique et philosophique, comme de la culture russe, est né en exil, notamment à Paris. Mais ce ne sont pas ces dissidents en exil qui ont impulsé les changements politiques en Russie.

Internet et les réseaux sociaux sont-ils des outils capables de donner une puissance inédite à l’opposition russe du XXIe siècle ?

C’est un facteur qui facilite le maintien des réseaux de contact et le partage instantané de l’information, y compris entre ceux qui sont in et ceux qui sont out. En dépit de la censure et des tentatives du Kremlin de verrouiller Internet, les Russes ont l’accès à l’information, encore qu’il faille qu’ils aient envie de s’informer auprès des sources indépendantes et que l’opposition adopte un langage qui permette d’attirer un nouveau public, au-delà des convaincus. Plusieurs opposants en exil estiment que, tôt ou tard, le Kremlin coupera Internet, ou au moins YouTube, qui héberge une multitude de chaînes de journalistes et de blogueurs d’opposition. Ils appellent à anticiper cette situation et à créer une chaîne qui mélangerait information indépendante et distraction (plusieurs chanteurs et humoristes se sont installés à l’étranger depuis le début de la guerre) en diffusant vers la Russie via les satellites de type Starlink. Un tel projet demanderait des financements considérables.

Fragmentée de longue date, l’opposition russe en exil perpétue-t-elle ses « vieilles habitudes » aujourd’hui avec la guerre en Ukraine ? Quels sont les différents courants qui la traversent ?

Les désaccords font partie tant de la nature humaine que du débat démocratique. Mais dans des moments décisifs, c’est contre-productif, car cela divise et joue en faveur du Kremlin. L’opposition russe n’a pas un leader incontestable comme peut l’être la biélorusse Svetlana Tsikhanovskaïa. Chez les Russes, quand un groupe tente de prendre le leadership avec une initiative, d’autres contestent sa légitimité à les représenter. La structure de Navalny, FBK, estime avoir suffisamment de capital politique pour faire cavalier seul. Mais, depuis le début de la guerre, plusieurs groupes de l’opposition russe ont réussi à s’unir sur une plate-forme commune et ont signé la déclaration des forces démocratiques, à Berlin, fin avril.

Ils sont d’accord sur l’essentiel : la guerre en Ukraine est criminelle et doit être arrêtée, tous les territoires, y compris la Crimée (ce dernier point ne faisait pas consensus avant la guerre), doivent être restitués et des compensations financières versées à Kiev. Les points comme la libération de tous les prisonniers politiques, l’organisation des élections démocratiques, le retour à un vrai fédéralisme, le rééquilibrage des pouvoirs avec un Parlement plus fort, la fin de la politique impériale, suscitent l’adhésion de la quasi-totalité des oppositions. Ceux qui prônent la désintégration de la Russie en quelques Etats indépendants sont très marginaux.

L’opposition est-elle divisée, notamment sur le choix de prendre ou non les armes ?

En effet, plus que les objectifs, ce sont les moyens d’y arriver qui font l’objet de divergences, comme le besoin de composer avec une partie des élites au pouvoir ou de privilégier la lutte armée. Le soutien de Mikhaïl Khodorkovski à la révolte de Prigojine, en juin, a créé un malaise dans les oppositions : nombre d’entre elles réfutent la thèse que la fin justifie les moyens. La mouvance pacifiste estime que la révolte armée crée des risques de guerre civile et de prise du pouvoir par des groupes radicaux. Pour d’autres courants, espérer une révolution pacifique est utopique et la révolte armée est la seule option crédible : la liberté de la Russie passe par le soutien, y compris financier, des forces armées ukrainiennes et des bataillons russes qui y sont intégrés. C’est actuellement un point de crispation dans les débats qui agitent les oppositions russes.

Est-elle en train de se doter de structures communes et quels sont ses liens avec l’opposition restée en Russie, qui est muselée ?

Il y a une volonté partagée de s’unir autour d’une base commune et d’une sorte de conseil de coordination, et de garder les liens avec ceux restés en Russie. La stratégie est d’organiser, par exemple, des appels aux dons pour payer les services d’avocats pour les prisonniers politiques, aider ceux qui fuient la mobilisation, soutenir toutes les actions qui restent encore plus ou moins possibles dans la Russie de Poutine. Certains leaders exilés continuent de piloter à distance leurs équipes et de chercher des financements pour leurs activités.

En dépit des sanctions instaurées par la communauté internationale, des systèmes clandestins de transfert d’argent se sont mis en place, ainsi que des réseaux pour aider à faire sortir du pays ceux dont la liberté ou la vie sont menacées. Mais beaucoup de ceux qui restent en Russie critiquent les exilés, en estimant que leur action « depuis les cafés parisiens » est inutile, qu’ils ne comprennent plus les besoins de ceux qui restent et attirent vers eux l’attention et les soutiens occidentaux. Le risque est que l’écart se creuse entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. J’ai des échos du même problème entre les oppositions biélorusses in et out.

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> Lire l'interview intégrale sur le site du Monde

 

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Tatiana KASTOUÉVA-JEAN

Intitulé du poste

Directrice du Centre Russie/Eurasie de l'Ifri

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