11
oct
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Le président russe Vladimir Poutine à télévision, 28 septembre 2022
Jean-Louis LOZIER, interviewé par Henrik Lindell pour La Vie

« L’usage d’armes nucléaires aurait des conséquences effroyables pour tous »

Si la probabilité d’un recours à l’arme nucléaire par Poutine est faible, le risque existe, estime Jean-Louis Lozier, conseiller de l’Institut français des relations internationales. Face à la « sanctuarisation agressive » en Ukraine, l’Europe doit réapprendre le langage de la puissance. Jean-Louis Lozier est conseiller du Centre des études de sécurité à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Officier de marine durant 39 ans, promu général en 2012, il a été chef de la division Forces nucléaires de l’état-major des armées (2012-2014), puis vice-amiral d’escadre et commandant de la zone maritime Atlantique (2018-2020).

la_vie_2.png

Comment interprétez-vous la rhétorique nucléaire de Vladimir Poutine ?

D’abord un constat : il utilise très rarement le mot « nucléaire ». À titre d’exemple, lors de son discours du 30 septembre 2022, à l’occasion de l’annexion de quatre régions ukrainiennes, où il s’en est surtout pris à l’Occident, la menace nucléaire n’était pas explicite, mais sous-entendue. Il s’agit en réalité d’une rhétorique que l’on avait déjà connue pendant la guerre froide. Certes, on ne l’avait pas entendue depuis 30 ans – d’où une certaine surprise, sans doute –, mais je n’identifie pas de choses très nouvelles dans les propos du président Poutine. Cette rhétorique avait commencé avant le début de l’invasion en Ukraine.

Le 7 février, après avoir rencontré le président Macron, il avait notamment affirmé que la Russie possède des armes nucléaires plus modernes que celles dont disposent certains pays occidentaux, et qu’il fallait les prendre en considération. Puis il a dit qu’il n’hésiterait pas à utiliser l’arme nucléaire pour défendre la Russie. Je vois ce discours comme une façon de sanctuariser son agression contre l’Ukraine, et ce, d’autant plus qu’aucun pays occidental n’avait de troupes sur le sol ukrainien. Une bonne partie de sa rhétorique a pour but de diviser le camp occidental et de faire pression sur les politiques et les opinions publiques. L’objectif est d’affaiblir le soutien occidental à l’Ukraine. Face à cette tactique, je pense qu’il faut surtout garder son sang-froid.

Quelle serait, selon vous, la probabilité qu’il passe à l’acte ?

Je pense que la probabilité d’un recours à l’arme nucléaire est faible. Je serais incapable de vous dire s’il s’agit de 1, de 3 ou de 7 %, mais, si ce risque est faible, il n’est pas nul. Et les signaux qu’il faut envoyer au Kremlin sont ceux que Joe Biden a exprimés plusieurs fois : l’usage d’armes nucléaires aurait des conséquences effroyables pour tous, notamment pour la Russie.

Venant d’une autre superpuissance nucléaire, c’est un message fort. Il faut être sûr que le président russe comprenne que l’utilisation d’une arme nucléaire serait un changement d’ère radical. Il a lui-même dit qu’il y a eu un « précédent » en 1945. Tout le monde a compris qu’il pourrait donc y avoir une suite. Mais, encore une fois, ce n’est pas pour autant qu’il s’apprête à utiliser une arme nucléaire.

Dans les médias, on a pu voir le 3 octobre 2022 les images d’un « train nucléaire » russe se dirigeant vers l’Ukraine…

Ces images ne signifient pas grand-chose. Elles ne reposent sur aucune information concrète, recoupée, solidifiée. Il s’agit d’un énième buzz autour des affaires nucléaires qui, à mon avis, sert les intérêts russes.

On entend parfois qu’il faudrait faire la distinction entre les armes tactiques et stratégiques, et qu’elles peuvent être de puissance très variable… Que faut-il savoir sur l’arme nucléaire ?

La première chose à retenir est qu’une arme nucléaire, qu’on la considère comme tactique ou stratégique, est d’une nature complètement différente de tout ce que l’on peut utiliser par ailleurs. Le recours à toute arme nucléaire, quelle que soit sa puissance, serait un changement complet de modèle politique mondial tel qu’il existe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne faudrait donc pas se dire qu’une arme nucléaire dite de « faible puissance » – de 5 ou 10 kt – ne serait finalement pas si grave : ce serait d’une gravité extrême.

Par ailleurs, on peut effectivement distinguer différents types d’armes nucléaires. Historiquement, on parle d’armes « tactiques » parce qu’elles seraient utilisées sur un champ de bataille. Une arme « stratégique » serait utilisée sur les arrières de l’ennemi et viserait, par exemple, ses capacités industrielles. Mais, dans les faits, la différence n’est pas si nette. Une arme utilisée en Ukraine qui toucherait une ville où il y a un centre ferroviaire à 80 km sur l’arrière du front est-elle une frappe tactique ou stratégique ? En tout cas, une arme nucléaire ferait des dégâts énormes.

Beaucoup d’observateurs se sont trompés sur l’état de l’armée conventionnelle russe. Que sait-on sur l’arsenal nucléaire russe ?

La meilleure référence est le site de la Federation of American Scientists. Ils éditent chaque année un rapport sur les arsenaux nucléaires de plusieurs pays. On y trouve la meilleure estimation des armes russes. Les Russes auraient actuellement 1588 armes stratégiques déployées – on utilise ici le terme « stratégique » en référence aux armes concernées par les traités de réduction des armes conclus avec les États-Uniens. Actuellement, c’est le traité New Start, signé en 2010, qui est valable. Il limite les armes dites stratégiques à 1550 têtes nucléaires déployées. À côté de cela, les Russes disposeraient de 1900 têtes nucléaires non stratégiques. Ces chiffres suggèrent une puissance nucléaire comparable à celle des États-Unis.

(À titre de comparaison, les États-Unis disposent de 1744 têtes nucléaires déployées : 400 d’entre elles sont sur des missiles balistiques intercontinentaux, 940 dans des sous-marins, 300 sur des bases militaires, et une centaine d’armes nucléaires tactiques se trouvent sur des bases européennes, ndlr).

Et s’il est vrai que l’armée conventionnelle est moins puissante que ce que l’on craignait, je ne parierais pas sur un mauvais fonctionnement des armes nucléaires russes, d’abord parce qu’elles sont au cœur de leur défense. Ensuite parce qu’ils font très régulièrement des exercices et des essais. Ils ont aussi modernisé leurs armes nucléaires. Je pense que l’armement nucléaire russe est en bon état.

Vous avez écrit dans un article publié par la revue Politique étrangère (automne 2022) que la guerre en Ukraine confirme l’entrée dans une « nouvelle ère nucléaire ». Ce changement implique-t-il un risque d’une prolifération dans le monde ?

On peut le craindre. À ce stade, la prolifération existe, certes, mais a été limitée. Aujourd’hui, elle concerne principalement la Corée du Nord, qui est un État nucléaire de fait, ainsi que l’Iran. Mais certains pays ne peuvent que constater qu’un État comme l’Ukraine, qui a abandonné ses armes nucléaires en 1994, est agressé. Alors que personne n’agresse la Corée du Nord. Autrement dit, on ne traite pas un pays qui a des armes nucléaires comme on peut traiter un pays qui n’en possède pas. Cela peut porter des germes de prolifération.

Cela dit, je ne vois pas beaucoup d’États aujourd’hui prendre le risque de se retrouver au ban de la communauté internationale en lançant un nouveau programme nucléaire. Ils ne veulent pas devenir comme la Corée du Nord. Des pays comme la Corée du Sud et le Japon préfèrent rester sous l’ombrelle nucléaire états-unienne, qui est, à mon avis, un des meilleurs facteurs de non-prolifération.

Vous expliquez que Vladimir Poutine pratique la « sanctuarisation agressive » en faisant du chantage nucléaire. Quelle stratégie pour mettre en échec cette méthode ?

Tout l’enjeu est de savoir comment traiter avec des acteurs qui n’ont pas d’états d’âme quand ils s’éloignent des normes internationales. Les pays occidentaux doivent changer leur registre fondé sur le dialogue et la recherche de compromis. Avec certains acteurs, le compromis peut se faire seulement si on établit un bon rapport de forces. Il faut réapprendre le langage de la puissance face à des acteurs qui ne comprennent que celui-là, comme la Russie. Il ne s’agit pas seulement de la puissance militaire, mais aussi de la puissance énergétique, pour citer un domaine où l’Europe affronte actuellement de vraies difficultés.

Interview par Henrik Lindell

> Lire l'entretien sur le site de La Vie

 

Mots-clés
arme nucléaire Dissuasion nucléaire guerre en Ukraine Russie