23
jan
2017
Espace Média L'Ifri dans les médias
Par Gaïdz Minassian, journaliste aux pages Idées du Monde

Comment sortir de la diplomatie "sarkollandiste"? Article sur l'ouvrage "Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France ?"

Le livre. Entre essai théorique et manuel pratique, cette publication dresse le constat selon lequel la France doit rompre avec la diplomatie « sarkollandiste » fondée sur la défense des valeurs, les droits de l’homme, l’occidentalisme, l’Alliance atlantique et l’interventionnisme.
 
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Les temps ont changé. Du Brexit à la victoire de Trump aux Etats-Unis, de la réaffirmation de la Russie à la chute d’Alep, de la montée en puissance de la Chine au retour de l’Iran sur la scène mondiale, les plaques tectoniques de la géopolitique ont bougé. Si on ajoute à ces crispations la question des migrants, le terrorisme et les guerres qui entourent l’Europe rongée par le populisme, la coupe du désenchantement est pleine.

Se laisser ainsi entraîner vers le fond sans revenir aux sources de notre intérêt national – de notre identité – serait pour le moins irresponsable dans « une France de surcroît en guerre »« L’heure est donc à l’urgence », insistent Thierry de Montbrial et Thomas Gomart, codirecteurs d’un ouvrage collectif sur la nécessité de rebâtir une politique étrangère cohérente en période de troubles et de brutalités.

Entre essai théorique et manuel pratique, cette publication orchestrée par les deux têtes de l’exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI) est tirée d’une vingtaine d’auditions de dirigeants politiques et économiques, d’universitaires et d’experts en relations internationales, qui se sont déroulées au premier semestre de l’année 2016.

La démarche est convaincante et les échanges sont riches, bien que la plupart des consultations dressent le même constat : la France doit rompre avec la diplomatie « sarkollandiste » fondée sur la défense des valeurs, les droits de l’homme, l’occidentalisme, l’Alliance atlantique et l’interventionnisme.

Sortir en somme de ce que certains appellent le néoconservatisme à la française et renouer plutôt avec sa tradition gaullo-mitterrandienne qui repose sur l’intérêt, la puissance, la souveraineté et le rang. Autrement dit, la France doit retrouver son indépendance, prendre ses distances avec les Etats-Unis, renouer avec la Russie, consolider l’Union européenne, privilégier son étranger proche (Europe, Afrique et Proche-Orient) et rompre avec un messianisme botté.

Du réalisme au néoréalisme

Logique de valeurs contre logique d’intérêts, éthique contre cynisme… Est-ce vraiment le cas ? Pour Thierry de Montbrial et Thomas Gomart, même s’il faut tenir compte de ces rivalités, nul besoin de les opposer. Bien que le désordre actuel fasse le jeu des artisans du repli nationaliste, le monde reste interdépendant et continue de mettre en relation des idées qui compliquent les jeux théoriques et les rapports de puissances.

Ainsi, au lieu de dresser l’approche indépendantiste contre l’approche occidentaliste, nos deux spécia­listes issus de générations différentes dessinent les contours d’une troisième voie complémentaire entre intérêts et valeurs. Car il faut désormais tenir compte de l’irruption des nouveaux acteurs non étatiques dans les affaires stratégiques et de la place croissante des nouvelles technologies dans le monde global.

En proposant de dépasser cette dialectique, la pensée des deux responsables de l’IFRI invite donc la France à suivre cette nouvelle conception de l’intérêt national en décalage avec le réalisme exclusif. Mais cet effort d’adaptation ne doit pas être brutal ni pousser l’Etat vers la sortie. Au contraire, comme le temps est à la réaffirmation des souverainetés et des frontières, l’Etat-nation demeure le meilleur rempart contre les menaces globales dans le cadre d’une Europe forte, qui doit rester, selon eux, « le levier d’Archimède »de la diplomatie française. En préconisant ainsi cette approche néoréaliste, la politique étrangère ne relèverait plus du monopole de l’Etat mais de sa position dominante au contact d’acteurs économiques, d’outils technologiques et des multiples facettes de la mondialisation.

Les contributions les plus éclairantes sur ce changement d’échelle sont celles des universitaires Pierre Grosser et Frédéric Charillon. Le premier, historien, démontre que l’intérêt étant une notion aléatoire, plurielle et subjective, il varie selon l’agenda d’un pays et derrière l’idée d’un intérêt supérieur, immuable et éternel se cache en réalité une multitude de choix qui répondent à des critères hiérarchiques et identitaires. Quant au second, politiste de formation, sa démonstration sur le faux dilemme entre valeurs et intérêts est limpide et révélatrice de la confusion du discours français dans les dossiers saoudien et syrien.

Irruption de nouveaux conflits

D’un côté, Paris n’a pas défini son intérêt à coopérer avec Riyad et essuie en conséquence dans le débat public de fortes critiques au nom de nos valeurs bafouées en Arabie saoudite. De l’autre, la France traite l’affaire syrienne sur le registre des valeurs et non des intérêts ; un brouillage qui a empiré depuis la création de l’organisation Etat islamique, responsable d’actes terroristes sur le sol français.

A noter également la démonstration de ­Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’OTAN, qui considère que ce n’est pas la politique étrangère de la France qui s’est militarisée depuis quelques années mais l’irruption de nouveaux conflits qui nécessitent de recourir à la force. D’où l’urgence d’augmenter le budget de la défense au nom des intérêts nationaux.

Trois réflexions de jeunes chercheurs qui sont hélas bien minoritaires dans le panel d’experts consultés ; la génération des seniors étant largement représentée, notamment parmi les institutionnels, eux-mêmes en bien trop grand nombre, sans compter une forte majorité de défenseurs de l’école réaliste des relations internationales et malheureusement très peu de femmes. Difficile dans ces conditions de prendre réellement la pleine mesure de l’intérêt de cette mission de réflexion certes enrichissante mais à court de valeurs de solidarité et d’ouverture.

« Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France? », de Thierry de Montbrial et Thomas Gomart (Odile Jacob, 334 pages, 24,90 euros).

 

Mots-clés
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