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Ukraine, Taïwan, Moyen Orient… derrière les théâtres d’affrontements, « le retour de la compétition entre grandes puissances »

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interviewé par Romain David pour

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Auprès de Public Sénat, Élie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales, évoque le renouvellement des tensions géopolitiques ces dernières années, un phénomène qui marque la fin du cycle stratégique mis en place après la chute de l’URSS.

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Invasion de l’Ukraine, tensions entre la Chine et les Etats-Unis autour de Taïwan, frictions entre la Turquie et la Grèce sur le contrôle de la mer Egée… les théâtres d’affrontement et d’escalade entre puissances semblent se multiplier ces derniers mois. À cette liste s’ajoute celle de pays consumés depuis de nombreuses années par des conflits interétatiques toujours ravivés, l’Irak au bord de la guerre civile, l’Afghanistan retombée aux mains des Talibans, l’insurrection houthiste au Yémen, la région du Tigré en Ethiopie…. Ou encore la Syrie, où la guerre civile a fait près de 500 000 morts en dix ans selon un décompte de l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme. Pour Élie Tenenbaum, directeur du Centre des Études de Sécurité de l’Institut Français des Relations Internationales (Ifri), le regain de tensions à l’échelle du globe est symptomatique d’une recomposition géopolitique dans un monde où l’hégémonie à laquelle ont prétendu les Etats-Unis, et plus largement les Occidentaux, après la Guerre froide ne va plus de soi. Interrogé par Public Sénat, ce spécialiste des questions de défense et de l’histoire militaire évoque « le retour de la compétition entre grandes puissances » et ses conséquences sur les autres Etats, pour certains déjà minés par d’anciens conflits régionaux.

Peut-on parler d’un regain de tension dans le monde ou s’agit-il d’un effet de loupe, dans la mesure où les préoccupations de défense occupent le devant de la scène en Occident depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

« Les relations internationales évoluent, observent des cycles. Celui de l’après-Guerre froide se termine. Pendant une trentaine d’années, les Etats-Unis ont été la puissance dominante, se traduisant par une conflictualité majoritairement asymétrique. Les guerres – tout du moins celles susceptibles d’impliquer les Occidentaux – étaient principalement liées à des Etats fragiles marqués par une instabilité politique ou à la menace de groupes recourant au terrorisme ou à la guérilla, mais il n’y avait plus vraiment de conflits entre grandes puissances. Or, depuis le début des années 2000, on assiste, sous l’effet de la mondialisation, à un phénomène de rattrapage économique et technologique. La Chine, notamment, a multiplié son PIB par dix en vingt ans. Ce rattrapage économique se traduit inévitablement sur le plan géopolitique par un retour de la compétition de puissances. Des Etats qui se sont sentis frustrés, voire humiliés par un ordre du monde dominé par les Occidentaux aspirent à réviser ce statu quo. Outre la Chine, on pense à la Russie voire à l’Iran ou encore la Corée du Nord.

On a souvent tendance à caractériser les différents affrontements qui ont jalonné la Guerre froide comme l’opposition entre deux blocs, deux idéologies. Peut-on appliquer aux nouvelles tensions géopolitiques une grille de lecture similaire, avec d’un côté un pôle occidental qui tente de maintenir son hégémonie, et de l’autre un axe Moscou-Pékin en quête de superpuissance ?

Même si la Chine et les Etats-Unis apparaissent comme deux acteurs dominants, la vision strictement binaire est bien sûr trop schématique et de nombreux acteurs – étatiques ou non – jouent sur une certaine fluidité géopolitique [variabilité des alliances, ndlr]. D’ailleurs, ce serait une erreur d’analyser de façon trop schématique la bipolarité du temps de la Guerre froide : en dépit d’une plus grande formalisation des 'blocs' sur le plan idéologique, politique, économique et militaire, il y avait beaucoup de marges et zones grises déjà à l’époque. Cette fluidité géopolitique est encore plus forte aujourd’hui, ce qui n’empêche pas l’effet polarisant des puissances.

Les pays qui ne sont pas directement concernés par ces nouveaux affrontements vont-ils devoir se préparer à en subir les conséquences ?

Le retour de la compétition de puissances se traduit par une paralysie des mécanismes de résolution de conflits issus de l’ordre institutionnel libéral mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Il suffit d’observer ce qui se passe au Conseil de sécurité de l’Onu, régulièrement freiné par les vétos russes ou chinois. À partir du moment où ces mécanismes ne fonctionnent plus, on assiste à une régression vers des garanties de sécurité plus concrètes. On se réarme, on noue de nouvelles alliances militaires… C’est le cas de l’Europe occidentale, qui avait désinvesti sur ces questions, espérant toucher les dividendes de la paix alors que de nombreux pays dans le monde se sont remilitarisés depuis plusieurs années. Sur ce point, la situation de l’Allemagne est emblématique.

» Lire notre article : Comment la guerre en Ukraine a poussé l’Allemagne à un revirement militaire et stratégique

Le rôle de la dissuasion nucléaire semble aussi avoir évolué. Garantie de paix depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et la crise de Cuba en raison du risque de destruction mutuelle, l’arme nucléaire est redevenue un facteur d’escalade depuis quelques années. On se souvient des échanges entre Donald Trump et Kim Jong-Un, plus récemment des menaces adressées par Vladimir Poutine aux Occidentaux au début de l’invasion russe de l’Ukraine.

L’arme nucléaire est un fait stratégique majeur qui fait irruption dans les relations internationales en 1945. D’une arme de domination militaire, elle s’est progressivement muée, à partir 1950, en arme de dissuasion sous l’effet de sa diffusion. Les grandes puissances se dotent les unes après les autres de l’arme nucléaire, mais craignent aussi la destruction en retour en cas d’escalade. Après la fin de la Guerre froide, dans la mesure où les Etats-Unis n’avaient plus de compétiteurs sérieux, l’enjeu de la dissuasion est devenu moins visible. L’essentiel des défis relevait de menaces asymétriques contournant la mécanique de la dissuasion nucléaire. L’enjeu des trente dernières années était donc moins celui de la dissuasion que de la prolifération, avec des Etats non démocratiques, aux institutions parfois fragiles, cherchant à se doter du feu nucléaire. À présent, le retour de la compétition stratégique entre puissance recentre logiquement la problématique nucléaire autour des stratégies de dissuasion, parfois avec des effets de rattrapage inquiétants. Du côté de la Chine, par exemple, les services américains notent une augmentation sensible du stock d’armes nucléaires, estimées à plusieurs centaines dans les années à venir.

Il y a des conflits dont on ne parle pas ou peu : au Yémen, en Ethiopie par exemple. La guerre en Syrie se poursuit mais n’occupe plus vraiment l’actualité. Est-ce parce que ces conflits, et leur impact géopolitique, apparaissent désormais comme secondaires au regard des nouvelles menaces ?

Rappelons d’abord que la majorité des conflits dans le monde ne sont pas interétatiques, mais intraétatiques, et ce depuis 1945 et même avant. Les affrontements régionaux, les guerres civiles peuvent s’enliser, leur virulence diminuer au fil des années, ce qui ne veut pas dire qu’ils approchent de leur dénouement. En Syrie, par exemple, le nombre de morts est passé de plus de 50 000 en 2017 à moins de 6 000 en 2021, ce qui atteste d’une réduction de la virulence et de la létalité du conflit même si ce dernier persiste sur le plan politique. On remarque également que des conflits qui apparaissent comme périphériques sur le plan géopolitique se retrouvent contaminés par la compétition à laquelle se livrent les grandes puissances. Le conflit avec les Houthis au Yémen, qui existe depuis plus de vingt ans, a pris une coloration plus géopolitique en reflétant à partir de 2014 les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Le conflit au Sahel, qui a pour origine la lutte contre l’insurrection djihadiste, a pris ces derniers mois une nouvelle tournure en raison de la rivalité entre la France et la Russie. Il ne faut pas se laisser abuser par le 'masque géopolitique' surimposé à un conflit dont les origines sont sociales et politiques.

On a beaucoup parlé l’hiver dernier d’un risque d’emballement mondial autour de l’Ukraine. Est-il toujours d’actualité après six mois de guerre ? Voyez-vous actuellement d’autres zones de tensions qui présentent un risque important d’embrasement ?

L’escalade autour de l’Ukraine reste possible, notamment si un belligérant commet une erreur de calcul en pensant qu’il peut étendre certaines actions au-delà du théâtre d’opération sans réaction de l’adversaire ou de la communauté internationale – par exemple si la Russie cherchait à empêcher des livraisons d’armes à l’Ukraine en frappant en territoire d’un pays de l’OTAN. Toutefois ce n’est pas le plus probable, et tant que le champ de bataille ukrainien restera aussi consommateur pour la Russie, Moscou pourra difficilement se permettre d’ouvrir d’autres fronts, sur le plan strictement militaire tout du moins. Mais dans une acception plus large de la sécurité, tout le flanc est-européen reste une zone importante de tensions où la puissance occidentale se frotte à une Russie qui tente de reconstituer une forme de glacis, en particulier du côté de la Biélorussie et du Caucase. Au Moyen Orient, la confrontation entre l’axe iranien et un axe israélo-sunnite pourrait se dégrader et prendre la forme de conflits locaux voire d’un conflit régional. En Asie-Pacifique enfin, les tensions induites par Pékin tout au long de ce qu'on appelle la 'première chaîne d'îles' sont sources de fortes tensions : si la question de Taïwan a attiré l’attention médiatique cet été, c’est en fait une zone qui s’étend de la péninsule coréenne jusqu’à la mer de Chine méridionale en Asie du Sud-Est, en passant par les Îles Senkaku au sud du Japon. »

 

> Lire l'interview sur le site de Public Sénat

 

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Élie TENENBAUM

Élie TENENBAUM

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Directeur du Centre des études de sécurité de l'Ifri

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